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Location – gérance des hypermarchés : le tour de passe – passe de Carrefour (1/2)

Le 20 octobre dernier, Carrefour annonçait la désormais traditionnelle liste de ses points de vente qui passeront en location - gérance en 2024. Avec 16 hypermarchés supplémentaires, 80 d’entre eux sont désormais sortis du giron Carrefour : un moyen éprouvé de sauver ces actifs stratégiques, selon Alexandre Bompard, PDG du groupe et cerveau de cette vaste opération d’externalisation. À y regarder de plus près, la manœuvre ressemble davantage à une stratégie lucrative flirtant avec le droit social. Coups de com’, habiles jeux d’écritures financières, opacité totale sur les conditions de mise en location - gérance des hypers: premier volet de notre enquête sur le magicien Carrefour.
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Alexandre Bompard présente le plan Carrefour 2026 - 8/11/2022. Crédits: @

C’est une tradition que tous les salariés Carrefour attendent avec effroi : chaque année au mois d’octobre, le groupe publie la liste des points de vente qui sortiront de son giron l’année suivante pour passer en location – gérance. En 2023, le géant de la grande distribution n’a pas dérogé à son habitude avec l’annonce, le 20 octobre dernier, d’une 7e vague de passage de ses hypermarchés et supermarchés en location – gérance. Le crû 2024 compte 37 points de vente, dont 16 hypermarchés (1). Désormais, près de 40% du parc d’hypermarchés Carrefour est passé sous ce mode de gestion. 

La nouvelle sonne chaque année comme une catastrophe pour les salariés concernés, qui craignent pour l’avenir de leurs emplois, et à minima de leurs avantages sociaux. Le 20 octobre, ils se sont mobilisés à divers endroits de l’Hexagone : 200 d’entre eux ont notamment répondu à l’appel de la CFDT à l’hypermarché de Douai-Flers (59), tandis qu’un mouvement social, coordonné par une  intersyndicale FO-CGT-CFDT s’est formé à Marseille-le-Merlan (13). Marilyse Léon, secrétaire générale CFDT, a de son côté dénoncé dans une tribune publiée par Les Échos, “une course infernale qui nuit à l’attractivité du secteur, à la qualité du service clients et donc à la pérennité des entreprises concernées”. D’autres mobilisations sont prévues à l’avenir pour dénoncer cette pratique perçue comme injuste par les travailleurs de Carrefour.

Qu’est-ce que la location – gérance

Le principe de la location – gérance est simple : un hypermarché (ou supermarché), souvent en mauvaise forme sur le plan économique, va être confié à un investisseur indépendant. Celui-ci va pouvoir gérer le fond de commerce et ses finances comme il l’entend. Il reste en revanche lié à Carrefour par le paiement d’une redevance de franchise, afin d’utiliser la marque Carrefour, et d’une redevance de location – gérance, sorte de loyer pour l’utilisation du fond de commerce. Au cours d’une période de 15 mois qui suit le passage en location – gérance, la direction négocie avec les élus syndicaux un accord dit “de substitution”. Cet accord de substitution encadre les droits et les devoirs de l’employeur et des salariés sur le plan social. Il vient remplacer les conventions collectives Carrefour.

La location - gérance made in Bompard

Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017, pas moins de 305 magasins, dont 80 hypermarchés ont quitté le navire, soit plus de 23 000 salariés sortis des effectifs de Carrefour. La raison est simple et martelée implacablement par son PDG: “éviter la fermeture d’hypermarchés en difficulté”. Il faut dire que les hypermarchés, fleurons du groupe, revêtent une importance de taille : “c’est les hypers qui ont construit le groupe Carrefour en France et à l’étranger”, affirme Dominique Moualek, délégué national Force Ouvrière pour les hypermarchés. Le procédé a permis de “redresser la performance de magasins fortement déficitaires, grâce à un management de proximité et une gestion plus agile du locataire-gérant”, d’après la communication du groupe.

Mais les hypermarchés vont-ils toujours aussi mal que ce que prétend leur propriétaire ? Derrière ces affirmations, on retrouve parfois un habile jeu d’écriture que maîtrisent à la perfection les financiers de Carrefour. “Sur les 15 magasins passés en location – gérance [en 2023], on est entre 1,5 et 6 millions d’euros de déficit”, se remémore Dominique Moualek. De quoi sur le papier justifier le terme “fortement déficitaires”. Mais dans le bilan d’un hypermarché intégré au groupe qui perd 5 millions d’euros annuellement, il faut tout de même compter un loyer ponctionné au magasin par … la filiale immobilière de Carrefour. Un tel loyer peut se chiffrer à plusieurs millions d’euros, de quoi reconsidérer les chiffres du géant de la grande distribution, qui constitue pourtant son cheval de bataille à chaque vague de passage en location – gérance.

Une stratégie aux multiples bénéfices

La mise en œuvre de cette pratique au niveau industriel dans les “hypers” depuis 2017 relève en fait d’une judicieuse stratégie. Elle permet déjà d’externaliser les foyers de pertes tout comme la masse salariale et les charges sociales du groupe Carrefour vers les sociétés indépendantes. Un moyen pour le mastodonte d’améliorer son bilan puisque l’ensemble de ces sommes ne sont plus comptabilisées dans celui-ci. Parallèlement, les hypermarchés deviennent pour lui une source de revenus stable et régulière. D’abord au moyen des redevances perçues à différents titres : la redevance de location – gérance, la redevance de franchise, mais aussi la redevance de location de divers équipements et services (caisses, logiciels informatiques, etc…). Carrefour contractualise en plus avec ses franchisés un “taux de fidélité” : le repreneur doit acquérir une majorité de ses marchandises auprès de la centrale d’achat Carrefour, qui de fait, “devient le premier fournisseur du locataire gérant”, avance Dominique Moualek. La clause du taux de fidélité représente selon lui “le plus gros gain qui est fait par Carrefour”  en passant en location – gérance. 

La stratégie de la location – gérance permet également à Carrefour de conserver son rapport de force dans la négociation avec ses fournisseurs. Ces derniers, s’ils veulent être référencés dans les magasins de l’Hexagone, doivent céder un pourcentage de leur chiffre d’affaires, dans le cadre d’un “contrat de coopération commerciale”. Or, la surface de vente totale du groupe est un élément essentiel dans la négociation de ce pourcentage. Comme Carrefour reste le propriétaire des murs, il préserve ses surfaces de vente et donc la marge réalisée sur le chiffre d’affaires de ses fournisseurs. Nul doute qu’il s’assure en parallèle que le locataire – gérant ne changera pas d’enseigne, via des contrats bien ficelés dont il s’est révélé être un expert par le passé.

Les contrats de location - gérance, la grande nébuleuse

Alors combien gagne Carrefour avec ce tour de passe – passe ? Difficile de chiffrer cela magasin par magasin, car l’ensemble de ces données économiques sont contenues dans le contrat signé entre Carrefour et le franchisé et donc considérées comme confidentielles. Les élus des CSE (comités sociaux et économiques) locaux avouent avoir le plus grand mal à les obtenir : “cette transparence, elle [nous permettrait de] sortir nos calculettes et comprendre ce qui se passe et comment notre entreprise évolue”, explique André*, élu syndical à l’hypermarché de Carrefour Échirolles. Dans une grande majorité des cas, le repreneur refuse tout bonnement de communiquer la moindre information : “il dit que sa comptabilité ne lui a pas fourni les documents, que le service RH est à la bourre, qu’ils n’ont pas le temps”. 

On pourrait toutefois considérer que ces données entrent dans la BDESE (base de données économiques, sociales et environnementales). Ce document, obligatoire dans toute entreprise de plus de 50 salariés, rassemble les grandes orientations économiques et sociales de l’entreprise : elle est censée contenir “la masse salariale, les rémunérations, notamment par catégorie, les âges, […] les loyers”, “c’est une bible, c’est le lexique de la société”, poursuit André*, “quand aujourd’hui vous devez avoir un accord de substitution à négocier, comment voulez-vous voulez faire une négociation loyale sans BDESE, sans information économique. C’est impossible […] !”. 

Plus largement , on ne sait rien de la relation contractuelle entre Carrefour et ses locataires – gérants. “Carrefour nous cache un certain nombre de données, regrette Patrick Aït Aïssa, délégué national CGT hypermarchés. Ce dernier réclame depuis plusieurs années le vote d’un droit d’alerte économique en CSE central, un moyen selon lui de mieux cerner les dispositions contractuelles sur lesquelles se sont entendus les deux parties.

Entre Carrefour et les locataires - gérants, une relation trouble

Dans le cadre de nos recherches, nous avons analysé un grand nombre de comptes de résultats des hypermarchés. L’analyse a montré deux tendances : d’abord, beaucoup d’entre eux perdent de l’argent. La société PEGA, qui détient l’hypermarché de Moulins, a par exemple perdu 245 533€ sur l’exercice 2021. Pareil pour celle exploitant l’hypermarché de Niort qui a enregistré 117 138€ de pertes en 2020. L’hypermarché d’Ajaccio a lui perdu consécutivement 80 194€, 36 190€ et 200 875€ entre 2020 et 2022 (tout en réduisant son personnel de 20%). De très nombreux exemples montrent que le passage en location – gérance n’est pas synonyme de rentabilité.

Résultat net de l’hypermarché d’Ajaccio entre 2020 et 2022 (source : Pappers)

D’autre part, sur le bilan de beaucoup d’hypermarchés, on remarque le versement de subventions d’exploitations ou encore de produits exceptionnels de gestion pour des montants allant parfois jusqu’à plusieurs millions d’euros. Reprenons l’exemple de l’hypermarché d’Ajaccio : celui-ci a perçu 786 229€ HT d’aides en 2020, 1 463 557€ HT en 2021, 1 033  129€ HT en 2022. Même son de cloche pour les hypers de Cherbourg, Epernay, la Roche sur Yon, Moulins, Montluçon, Saint Lô, Lorient, Château Thierry… En comptabilité, les subventions d’exploitation désignent “un soutien financier accordé par une entité publique ou privée à une entreprise ou une organisation pour couvrir les dépenses liées au cœur de métier ou à la mission de l’entreprise”. Les produits exceptionnels de gestion peuvent quant à eux couvrir plusieurs cas de figures et parmi eux, les libéralités reçues, définies comme un don exceptionnel reçu par l’entreprise.

Un rapport du commissaire aux comptes de la société Cathydis, chargée de la gestion de l’hypermarché Carrefour de Cherbourg, permet d’en savoir plus sur la provenance de ces aides. Entre 2020 et 2022, elle a touché près de 5 millions d’euros au titres de produits exceptionnels. En fin de section, le commissaire aux comptes écrit : “l’accompagnement financier du propriétaire du fonds de commerce est arrivé à échéance en 06/23.” “L’absence d’un nouvel accord d’accompagnement pourrait remettre en cause la continuité d’exploitation”. En clair, sans les aides de Carrefour, la continuité de l’activité de l’hypermarché n’est pas assurée

Comptes sociaux 2022 - société Cathydis (source : Pappers)

Ces éléments interrogent sur la nature de la relation entre Carrefour et les repreneurs de ces hypermarchés, d’autant plus quand l’on sait que ces derniers sont la plupart du temps d’anciens de la maison. Un autre détail vient semer le doute sur la nature de cette relation. Dans le bilan annuel de la société AC2M, qui opère la gestion de l’hypermarché d’Épernay, on peut voir qu’elle a payé en 2022 251 059€ d’indemnités de licenciement. Or, quelques lignes plus bas, on constate qu’elle a re-facturé près des trois-quarts de ces indemnités (voir photo ci-dessous). Si le destinataire de la refacturation est inconnu, pour Jérôme Coulombel, ancien directeur du service contentieux de Carrefour, il ne fait pas de doute : “c’est un deal qui est passé avec les gérants des hypers, ils sont là pour faire le sale boulot, ils sont bien payés, l’entreprise sera tenue à flot par Carrefour, point barre.” Une telle affirmation revient à dire que les locataires – gérants auraient des consignes de la part de la multinationale française pour réduire la masse salariale. De là à y voir l’externalisation d’un plan social, il n’y a qu’un pas, que n’hésite pas à franchir l’ancien haut cadre du groupe : “toutes ces vagues de location – gérance qu’on voit se succéder depuis 2017, en fait c’est des plans sociaux déguisés. C’est-à-dire que Carrefour transfère sur les différents gérants la charge pour eux de licencier x personnes par magasin, pour pouvoir dégager un peu de rentabilité.” Ce qui est certain, c’est que les sociétés qui héritent des hypers de Carrefour semblent souvent maintenues dans un lien de dépendance économique fort vis-à-vis de la firme. 

Contacté, le service presse de Carrefour n’a pas répondu à nos sollicitations.

Comptes sociaux 2022 - société AC2M Distribution (source : Pappers)

Transferts des contrats de travail : que dit la loi ?

L’ensemble de ces éléments interrogent sur la pratique de la location – gérance chez Carrefour. La location – gérance repose sur une stratégie d’externalisation, c’est-à-dire le transfert à un opérateur extérieur d’une activité précédemment réalisée à l’intérieur de l’entreprise. Dans le cas de Carrefour, l’externalisation de la gérance des hypermarchés se fait par le transfert des contrats de travail, défini à l’article L. 1224-1 du Code du travail. Les contrats de travail des salariés Carrefour sont ainsi transférés à l’entreprise  nouvellement créée. Les dispositions de l’article L. 1224-1 sont d’ordre public : le salarié ne peut s’y opposer et le transfert est automatique si les conditions sont remplies. Dans le cas d’une cession de fonds de commerce, les conditions sont les suivantes : le transfert de l’activité réalisée doit « constituer une entité économique autonome constituée d’un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif propre et dont l’identité est maintenue ». 

Or, les éléments évoqués ci-dessus sèment le doute sur l’affirmation selon laquelle le transfert de l’activité constitue une entité économique autonome. Une société dépendant de Carrefour pour équilibrer ses comptes peut – elle réellement être considérée comme telle ? La réponse à cette question devrait être connue dans les mois à venir puisque la CGT s’apprête à attaquer Carrefour en justice pour contournement des lois sociales. 

Retrouvez le deuxième volet de notre enquête : comment Carrefour externalise la casse sociale

(1) La liste des hypermarchés pour 2024 est la suivante : Alençon, Cholet, Guingamp, Lormont, Romorantin, Nantes Beaujoire pour l’ouest de la France; Douai-Flers, Epinal, Fourmies, Maubeuge et Saint-Martin-au-Laërt dans le nord; Gennevilliers, Rungis Belle Epine et Sartrouville, en Ile-de-France, et  Avignon et Marseille-Le Merlan dans le sud de la France.

*Le prénom a été modifié.

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