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Location – gérance des hypermarchés : comment Carrefour externalise la casse sociale (2/2)

Le 20 octobre dernier, Carrefour annonçait la désormais traditionnelle liste de ses points de vente qui passeront en location - gérance en 2024. Avec 16 hypermarchés supplémentaires, 80 d’entre eux sont désormais sortis du giron Carrefour : un moyen éprouvé de sauver ces actifs stratégiques, selon Alexandre Bompard, PDG du groupe et cerveau de cette vaste opération d’externalisation. Sur le terrain, ce sont les salariés qui paient les premiers les conséquences de cette externalisation, au prix de leurs avantages sociaux et parfois de leur emploi.
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Le principe de la location – gérance est simple : un hypermarché (ou supermarché), souvent en mauvaise forme sur le plan économique, va être confié à un investisseur indépendant. Celui-ci va pouvoir gérer le fond de commerce et ses finances comme il l’entend. Il reste en revanche lié à Carrefour par le paiement d’une redevance de franchise, afin d’utiliser la marque Carrefour, et d’une redevance de location – gérance, sorte de loyer pour l’utilisation du fond de commerce. 

Que dit la loi ? 

Dans le cas de Carrefour, l’externalisation de la gérance des hypermarchés se fait par le transfert des contrats de travail, défini à l’article L. 1224-1 du Code du travail. Les contrats de travail des salariés Carrefour sont ainsi transférés à l’entreprise  nouvellement créée. Les dispositions de l’article L. 1224-1 sont d’ordre public : le salarié ne peut s’y opposer et le transfert est automatique si les conditions sont remplies. Dans le cas d’une cession de fonds de commerce, les conditions sont les suivantes : le transfert de l’activité réalisée doit « constituer une entité économique autonome constituée d’un ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif propre et dont l’identité est maintenue ».

Dévoiement d’une pratique ancienne

Si Carrefour, pionnier français des hypermarchés, s’est construit sur un modèle intégré, il a néanmoins eu recours à la location – gérance de longue date. À l’époque, le système fonctionnait comme un ascenseur social pour les magasins de proximité : Carrefour trouvait un candidat franchisé, à qui elle prêtait un fond de commerce pour un apport minimum d’entre 7500 et 10 000€. En l’exploitant pendant 3 ou 4 ans, le repreneur pouvait dégager des résultats de capitalisation suffisant pour espérer devenir propriétaire dudit fond de commerce. “Malheureusement ce système, il est aujourd’hui totalement perverti, c’est-à-dire que les franchisés qui prennent en location – gérance n’arrivent plus à capitaliser, et ne deviennent jamais propriétaires d’un fonds de commerce”, regrette Jérôme Coulombel.

Signe d’une époque révolue, on pouvait lire jusqu’à l’été 2023 sur son site de recrutement de franchisés : “après 3 ou 4 ans d’exploitation, vous aurez constitué l’apport nécessaire pour devenir propriétaire d’un magasin franchisé. Sur le site, qui a depuis bénéficié d’un relooking, la formule a été légèrement modifiée : “Grâce à la capitalisation de vos bénéfices pendant 3 ou 4 années d’exploitation en moyenne, et si l’expérience est concluante, vous aurez constitué l’apport nécessaire pour devenir propriétaire d’un fonds de commerce et devenir franchisé investisseur”.

Capture d’écran du site de recrutement de franchisés Carrefour - été 2023
Capture d’écran du site de recrutement de franchisés Carrefour - 07/11/2023

Un management de proximité pas si proche des salariés

Carrefour vante un management de proximité et une gestion plus agile du locataire – gérant, qui permettrait de redresser la situation économique de ses hypermarchés pour dégager des bénéfices. Si le redressement économique des hypermarchés externalisés ne semble pas toujours avoir fait ses preuves, comme nous l’expliquions la semaine dernière, la notion de management de proximité est elle aussi assez éloignée de la réalité. Le groupe a par exemple confié 6 de ses hypermarchés au groupe Label’Vie, groupe marocain de taille internationale. Ce dernier avait par ailleurs signé avec Carrefour un contrat exclusif de franchise en 2009, lui permettant aujourd’hui d’exploiter 136 points de vente au Maroc. En France, ce sont les enseignes d’Échirolles (38), Vitrolles (38), Bonneveine (13), Port-de-Bouc (13), Grand Littoral (13) et Aulnay sous Bois (93) dont il assure aujourd’hui la gérance, de manière très centralisée. “Ils gardent les entités juridiques différentes pour [éviter] que l’on crée un CSE central. Par contre ils mutualisent les achats”, explique Mohamed*, un élu syndical de Carrefour Échirolles. La gestion des ressources humaines se fait également de manière centralisée au siège de Label’Vie Europe à Aix-en-Provence. Au niveau local, comme c’est le cas à Échirolles ou à Port-de-Bouc, pas de directeur des ressources humaines (DRH), ce sont d’anciennes employées des caisses ou des bureaux qui assurent la coordination RH. “C’est pour ça que vous retrouvez les mêmes règlements intérieurs, vous retrouvez certains points communs à tous les magasins”.  

Le cas de Label’Vie n’est pas isolé, de nombreux petits groupes, dirigés par d’anciens directeurs Carrefour, se forment par l’accumulation de plusieurs magasins au fil des ans : “l’année dernière de mémoires sur les 15 [hypermarchés] qui sont passés, il y en a 13 qui ont été repris par un gérant qui avait déjà un magasin en location – gérance”, se rappelle Dominique Moualek, délégué national FO pour les hypermarchés, “on va voir ce qui va tomber dans la vague, […], je mets ma main à couper qu’on va avoir des anciens directeurs et des gens qui ont 2 ou 3 magasins en région”

Départs, licenciements, turnover : le grand ménage

Rendre un hypermarché – qui perd plusieurs millions d’euros chaque année – rentable du jour au lendemain ne se fait pas par magie : “les économies on va les chercher sur les coûts, et le premier coût, c’est les salariés”, explique Dominique Moualek. Pour les salariés sortis du giron Carrefour, la différence s’est faite sentir radicalement : pression constante, réduction d’effectifs, management rabaissant, voire hostile: beaucoup d’entre eux ont mal vécu la transition qu’on présentait pourtant comme une panacée. D’entrée de jeu, un rapport de force s’installe dans les négociations : “on a affaire à beaucoup de locataires – gérants qui testent les élus et les salariés, pour voir jusqu’où ils sont capables d’aller dans les procédures” décrypte Mohamed*. 

En parallèle, un grand ménage se met en place. En la matière, le cas de l’hypermarché de Toulon Mayol, passé en location – gérance le 1er avril 2023, est particulièrement éloquent. Le gérant, un ancien directeur Carrefour passé par les magasins de Marseille le Merlan et la Ciotat, s’est rapidement attelé à réduire la masse salariale, à commencer par les plus gros salaires. “Les cadres, ils sont [presque] tous partis en [arrêt] maladie. Il y en a pas mal qui sont déjà passés en inaptitude. Il les a poussé à partir”, explique Mathieu*, employé depuis 20 ans à Toulon Mayol. Un autre employé confirme : “un gars qui était à la réception [des marchandises] […], ils ont commencé à l’emmerder […], ils ont commencé à s’acharner sur lui”. Ces méthodes musclées ont été régulièrement signalées à l’Inspection du Travail de la région PACA (Provence Alpes Côtes d’Azur), ainsi qu’au directeur en personne. Dans plusieurs emails que nous avons pu consulter, les élus du CSE pointent la forte dégradation des conditions de travail et dénoncent une “pression fortement accrue” et “une entrave syndicale”.

Julien*, 54 ans dont 25 passés au sein du Carrefour de Toulon Mayol, est l’un de ceux qui ont jeté l’éponge. Quelques semaines après l’arrivée du nouveau directeur, il commet une erreur : un soir, alors que l’enseigne ferme désormais à 20h30 au lieu de 20h, il fait fermer la première grille de l’entrée du bâtiment une demi-heure en avance. Alerté par des clients, il rouvre la grille une poignée de minutes plus tard. Pour le gérant, la faute est impardonnable, il demande à Julien de lui donner sa démission. Celui-ci refuse mais est convoqué lors d’un entretien quelques jours plus tard : son responsable, proche du repreneur et qui travaillait avec lui par le passé à la Ciotat et au Merlan, lui propose de changer de poste. Julien serait transféré à la réception des marchandises et à la benne à cartons, son statut passerait ainsi du niveau 4 (le plus haut pour un salarié) au niveau 3, une mesure illégale puisque la loi exige de ne pas toucher au statut des salariés pendant 15 mois. Julien conserverait tout de même son salaire, entre 1400€ et 1500€ net mensuel. Promettant de réfléchir quelques jours, il se mettra finalement à son tour en arrêt maladie avant d’être déclaré inapte à tout poste et licencié. Le cas de Julien n’est pas isolé  : “le moindre prétexte suffit à prendre un courrier, un avertissement ou à se faire licencier”, abonde Stéphane Gatto, élu CGT du magasin, “quand vous allez en ligne de caisse, un employé sur trois a déjà reçu un courrier, un avertissement ou une convocation en quelques mois de location. Je suis élu CGT Carrefour, je n’ai jamais eu de problème comme ça, mon mandat aussi me protégeait légèrement. Aujourd’hui, j’en suis à ma deuxième convocation en un mois”.

Le départ d’une grande partie du personnel n’est pas sans affecter le fonctionnement de l’hypermarché. L’élu CGT le confirme : “le magasin, il est un peu au ralenti, il y a eu un gros moment de trou, et là ça reprend un peu”, “sur la ligne de caisse, ça s’est un peu apaisé mais en rayon, c’est encore la catastrophe”. Pour pallier ce problème, le gérant recrute, mais pas n’importe qui : “On a eu une grosse session de contrats courts, parce que ce sont des contrats subventionnés, donc beaucoup de contrats de professionnalisation. Il a proposé quelques CDI aussi mais le souci, c’est qu’il les licencie souvent avant la fin de la période d’essai. Je ne crois pas qu’on ait de CDI qui soient restés d’ailleurs”, poursuit Stéphane Gatto. Une donnée confirmée par Mathieu* : “Il y a beaucoup d’arrivées mais les gens ne restent pas,  ils restent un jour, deux jours, trois jours…”.

Le départ des gros salaires, les licenciements à titre d’exemple, le turnover et le recours aux contrats précaires ou encore la pression systématique sur les salariés ne sont pas spécifiques au cas de Toulon Mayol. La grande majorité des salariés des hypers externalisés pointent le recours par les gérants à ces méthodes. À Épernay, le conseil des prud’hommes a récemment jugé que le licenciement pour faute grave d’une salariée en juin 2022 était “nul et non avenu. D’après le quotidien local L’Union, la société a déjà été condamnée cette année pour d’autres licenciements abusifs.

Adieu les avantages sociaux Carrefour

Pour les salariés qui conservent leurs postes, le passage en location – gérance est aussi synonyme d’une dégringolade des acquis sociaux. Au cours d’une période de 15 mois qui suit le passage en location – gérance, la direction négocie avec les élus syndicaux un accord dit de substitution, qui vient remplacer les conventions collectives Carrefour. “En règle générale, malheureusement, il [fait] perdre un certain nombre de droits conventionnels et des sommes non négligeables”, regrette Patrick Aït Aïssa, délégué national CGT hypermarchés. En cas d’absence d’accord de substitution, c’est l’accord de branche, bien moins protecteur, qui sert de référence. 

En 2021, l’hypermarché Carrefour de Port-de-Bouc a signé bon an mal an un accord de substitution actant la perte de nombreux avantages sociaux : les “repos supplémentaires”, des jours RTT, ont été pour partie perdus, tout comme les absences conventionnelles qui autorisaient un parent avec un enfant malade à prendre un jour de congé payé. Idem pour la subrogation de salaire, stipulant qu’en cas de maladie d’un travailleur, Carrefour faisait l’avance de salaire et se faisait rembourser par la Sécurité sociale a posteriori. Les salariés marseillais ont également dit adieu à la prime d’intéressement ainsi qu’à la prime de vacances et le complément prime de vacances : “on a réussi à le maintenir pour les anciens pour la moitié de la prime, […] mais les nouveaux embauchés ont tout perdu”, développe Franck Gaulin, élu CGT du magasin, “on a chiffré à l’époque une perte d’environ 2000€ par an”.

Historiquement, les conventions collectives Carrefour étaient considérées comme très protectrices. Patrick Aït Aïssa en témoigne : “le groupe s’est construit sur un modèle intégré avec des règles communes à tous et des conditions qui, même si ça n’est pas la panacée, sont bien supérieures à la moyenne dans la grande distribution. Donc quand vous dites à un salarié, attention à partir de demain, vous passez en location gérance […], croyez moi, ça rue dans les brancards !”. D’après les syndicats, un salarié qui sort du groupe Carrefour perd un à deux mois de son salaire annuel. On assiste de fait à un nivellement par le bas des conditions de travail, dans un secteur où celles-ci sont réputées pour être très rudes, particulièrement au sein des groupes qui se sont construits sur un système de franchise comme Leclerc. De quoi craindre un effet boule de neige chez les autres géants de la grande distribution ? “Bien évidemment”, répond l’élu national, “Auchan et Casino réfléchissent à passer un certain nombre de leurs magasins en location gérance”.

Clause sociale

Pour protéger les salariés de la perte de leurs droits sociaux, Force Ouvrière a signé aux côtés de la CFDT et du SNEC (syndicat des cadres) en juin 2018, une “clause sociale”. Deux cas de figure se présentent : en cas de non-signature d’un accord de substitution, la clause liste 9 mesures sociales, s’imposant à l’employeur, qui s’ajoutent à celles prévues dans l’accord de branche. On compte parmi elles le maintien de la complémentaire santé, des titres restaurants, d’un régime de prévoyance ou encore de diverses primes (13e mois, primes de vacances, etc…). En cas de signature d’un accord de substitution, celui-ci prévaut, qu’il comporte les dispositions prévues par la clause sociale ou non.

Il y a cependant un hic : à côté de 4 mesures sur les 9, on retrouve une astérisque. Après avoir posé la question dans un courrier adressé à Carrefour, les syndicats majoritaires ont eu le droit à une réponse : ces astérisques, qui ne bénéficient d’ailleurs d’aucun renvoi sur le document officiel, signifient que la mesure entre en vigueur “en cas de non-signature de l’accord de substitution”. En clair, en cas de signature dudit accord, seules les mesures qui ne comportent pas d’astérisque s’appliquent. Une tromperie qui a fait perdre tout crédit à cette clause aux yeux de certains, la CGT en premier lieu. Le syndicat n’a d’ailleurs pas souhaité la signer : “elle ne protège de rien, il n’est qu’à voir tous les accords des substitutions signés, il n’est qu’à voir l’état désastreux de tous les magasins passés en location – gérance pour le comprendre”, tempête Patrick Aït Aïssa. Certaines mesures sont de surcroît soumises à large interprétation, ce qui cause de nombreux litiges entre directions et élus du personnel. Une situation qui pousse aujourd’hui les responsables syndicaux Force Ouvrière à demander une renégociation de cette clause. Parallèlement, au niveau local, on réfléchit à intenter des actions en justice pour obtenir gain de cause.

De manière générale, les élus syndicaux interrogés affirment qu’une fois les négociations terminées, les directions des hypermarchés néo-indépendants procèdent à des lectures très interprétatives des accords de substitution et de la loi. Exemple à Port-de-Bouc, où les élus du CSE sont en litige avec la direction sur la majoration des dimanches travaillés ainsi que sur la question des indemnités différentielles : “Label’Vie a intégré l’indemnité dans le salaire de base pour pouvoir atteindre le SMIC”, dénonce Franck Gaulin. Une mesure selon lui illégale : l’indemnité différentielle étant une somme versée en plus de salaire de base, elle ne devrait pas être fondu dans ce dernier lorsqu’il augmente. Dans un magasin où les salariés de niveau 1 à 3 (sur les 4 niveaux existants) sont payés au SMIC, le détail n’est pas sans importance. Même son de cloche à Toulon où le gérant « se permet beaucoup de libertés” selon Stéphane Gatto. Le magasin est pourtant encore en période de transition, une période au cours de laquelle les acquis sociaux ne peuvent théoriquement pas être remis en cause. Faire respecter les droits sociaux des salariés semble être une tâche ardue pour les élus syndicaux. Orphelins du comité central avec le passage en location – gérance, ces derniers héritent du jour au lendemain de nouvelles missions, auxquelles ils doivent rapidement s’adapter.

Fragmentation de l’action syndicale

C’est un autre effet pervers de l’externalisation de la gestion des hypermarchés Carrefour : la fragmentation de l’action syndicale, qui complique la tâche des CSE locaux car les élus ne sont pas toujours bien formés aux enjeux de la location – gérance. “[Le délégué syndical] devient du jour au lendemain le national. Donc du jour au lendemain, toutes ses responsabilités lui incombent : il va devoir négocier, il va devoir aller chercher les infos dans le code du travail, dans les accords de branche, etc…”, explique Mohamed*. À terme, tout se jouerait donc au niveau local. Une situation alarmante qui a poussé Force Ouvrière à mettre en place des référents location – gérance pour pouvoir former les élus. 

 

Retrouvez le premier volet de notre enquête : le tour de passe – passe de Carrefour

*Le prénom a été modifié.

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