En avril 2022, les salariés de huit centres logistiques Amazon se mettent en grève pendant plusieurs jours, pour réclamer de meilleurs salaires. Entre 1 200 et 1 500 salariés (selon le syndicat SUD) auraient cessé le travail sur les sites de Brétigny-sur-Orge (Essonne), Boves (Somme), Saran (Loiret), Montélimar (Drôme), Lauwin-Planque (Nord), Metz (Moselle), Senlis (Oise), et Sevrey (Saône-et-Loire). L’ampleur de la mobilisation est inédite, ses conséquences aussi : le géant du e-commerce, habitué à dérouter ses livraisons lorsque la contestation gronde au sein de l’un de ses entrepôts, est fortement perturbé.
Luttes ouvrières
Si l’événement a fait date, c’est qu’il est relativement rare au sein du secteur la logistique, 5e employeur en France avec plus d’1,8 millions de travailleurs dont 22% d’intérimaires. Le secteur n’est pourtant pas réputé comme étant très porteur : les salaires sont très bas, les perspectives d’évolution professionnelle quasi inexistantes, et les conditions de travail extrêmement pénibles. Un rapport du cabinet Progexa paru le 14 octobre 2023, portant sur les entrepôts Amazon l’a encore récemment démontré en pointant une explosion des accidents du travail et des arrêts “maladie”, ainsi qu’un turnover extrêmement élevé au sein du personnel. Le domaine est, de plus, stratégique : il constitue le réseau sanguin de notre société, acheminant les marchandises en un temps record aux quatre coins de l’hexagone. Il ne cesse de prendre de l’importance ces dernières années avec le boom du e-commerce, culminant au cours de la crise du Covid-19 et de la période de confinement qui en a résultée, faisant de l’entrepôt un lieu de double centralité. D’abord ouvrière, avec la constitution d’un prolétariat logistique au sein duquel pourrait s’affirmer un renouveau du syndicalisme. Il est ensuite un lieu de centralité productive, donc un espace privilégié de blocage de l’économie, comme l’a montré l’expérience en avril 2022.
Comment expliquer la faiblesses des luttes ouvrières dans la logistique ? D’après l’INSEE, seuls 4% des travailleurs de la logistique sont syndiqués, contre 10% en moyenne. Le secteur étant assez neuf, il n’a pas bénéficié d’un héritage syndical particulier. “Je pense que se syndiquer fait peur aux gens”, confie un élu CGT du site logistique Amazon de Boves. Il en résulte que les conflits sociaux qui ont émaillé l’actualité sont souvent courts, de faible intensité, et de nature défensive, portant par exemple sur la préservation de l’emploi. Ils sont généralement peu soutenus par les fédérations syndicales. À cela s’ajoute l’éclatement des sites logistiques en entités juridiques distinctes, bien qu’appartenant parfois au même groupe, ce qui limite l’implantation syndicale et le potentiel de coordination des luttes. Enfin, le recours massif à l’intérim, notamment dans l’acheminement et la livraison des marchandises, est également un frein à l’organisation collective : le système de sous-traitance en cascade, prisé par les acteurs de la logistique, établit une instabilité et une précarité du personnel, difficile à conjuguer avec des activités de luttes sociales. “Le syndicalisme prend du temps, c’est un travail de terrain”, explique ainsi Nicolas Raimbault, enseignant-chercheur à l’institut de géographie et d’aménagement de Nantes université à l’Huma.
Si les mobilisations dans le secteur de la logistique sont rares, elles ne sont pas inexistantes. Le média Rapports de Force a par exemple raconté comment en novembre 2022 les salariés du dépôt Géodis de Gennevilliers avaient obtenu des revalorisations salariales après un mois de grève. Les exemples sont légions, en France et ailleurs : au Royaume-Uni, plus de 1 000 travailleurs d’un entrepôt d’Amazon situé à Coventry étaient ainsi en grève en novembre 2023 dans le cadre d’un conflit sur les salaires.
Luttes écologistes et citoyennes
Les entrepôts sont aussi confrontés à des critiques en amont de leur construction. Des résistances émergent sur la question de l’aménagement du territoire en surfaces logistiques, par des associations de riverains et des collectifs de militants qui dénoncent les effets sur la qualité de vie, à cause principalement de la circulation des poids lourds. Sont pointés du doigt la pollution de l’air en particules de dioxyde d’azote, le bruit, la congestion et les risques d’accident.
André Asse, membre du collectif “No Goodman” qui tente d’empêcher l’implantation d’un centre logistique sur la commune de Noisy-le-Sec, résume la situation : “Qui a envie d’élever ses enfants avec une plateforme logistique de 750 camions en face de l’entrée de l’immeuble?”. Le promoteur immobilier Goodman, qui pilote la construction de la future plateforme logistique de 25.000 m2, a déposé fin novembre un nouveau permis de construire modificatif pour tenter de rassurer les opposants au projet, sans succès. “Au début c’était une plateforme logistique, ils ont supprimé cette terminologie parce qu’ils se sont rendu compte que ça faisait une levée de boucliers”, assure André, sceptique, “ils essaient de transformer leur [projet de] plateforme logistique en […] bureaux. Étranges bureaux que ceux qui font 10m de hauteur… Et le nombre d’emplois créés, 120, par rapport à la surface de 25 000 m2, je crois que ça fait un employé tous les 120m2 avec 10m de hauteur, c’est pas mal comme open space !”.
Même son de cloche à Colombier – Saugnieu, où Gilles Renevier et son association “Fracture” militent contre l’implantation d’un entrepôt Amazon. “On est déjà sursaturés de camions et de transports terrestres […]”, explique-t-il, “pourquoi rajouter encore un entrepôt logistique avec 300 camions par jour et 1000 véhicules et camionnettes jour, sur une zone déjà très dense et très impactée ?”. Le 30 octobre 2023, le Conseil d’État a rejeté le recours déposé par l’association, jugeant le projet compatible avec le Plan local d’urbanisme. Une décision décevante pour les membres de Fracture qui n’excluent pas des actions de désobéissance civile, en lien notamment avec l’association militante des Amis de la Terre.
Il existe à ce titre une grande porosité entre associations citoyennes et environnementales : ces dernières appuient les luttes en mettant en avant les enjeux environnementaux locaux, au premier rang desquels l’artificialisation des sols, la protection des zones humides et de la biodiversité. Elles ont à leur actif plusieurs victoires judiciaires : France Nature Environnement 77 qui a notamment obtenu sur le parc logistique de Val Bréon, à Châtres (Seine-et-Marne), de laisser près de la moitié de la surface de la zone en espaces naturels.
Un avenir en commun ?
À l’heure actuelle, il semble difficile de concilier les revendications ouvrières et celles des collectifs écologistes et citoyens contre les entrepôts. Peu d’exemples de rapprochement ou de mise en commun des luttes existent, mais il n’est pas impensable qu’une connexion se développe. Car les critiques portant sur le secteur logistique à l’échelle globale remettent en question le modèle entier de consommation et d’approvisionnement : “il faut sortir du paradoxe un peu sclérosant entre soit c’est l’écologie, soit c’est l’emploi”, argue le sociologue David Gaborieau, “il faut qu’on trouve une façon de développer des emplois qui nous permettent d’éviter la catastrophe écologique, c’est évident”. Chez les syndicats, il y a une réelle volonté de conjuguer les revendications sur les conditions de travail et l’emploi avec les questions écologiques. Le combat de la fédération Sud Rail pour la préservation du fret ferroviaire en est un exemple : les cheminots, en plus de se mobiliser pour l’emploi dans le secteur ferroviaire, dénoncent l’abandon de ce mode d’acheminement des marchandises par la SNCF, qui fait le choix de privilégier le transport par poids lourds via sa filiale Geodis. Pour David Gaborieau, c’est la preuve de l’enjeu à intégrer le milieu ouvrier aux luttes écologistes : “il faudrait développer une sorte d’écologie de la classe ouvrière, […] il y a une façon de faire de l’écologie qui s’appuie sur des savoir-faires ouvriers dans ces secteurs clés pour la transition écologique”.
Si l’on parle d’écologie de la classe ouvrière, un cas mérite d’être cité : celui des travailleurs de l’entreprise GKN. Basée à Florence, ce sous-traitant de composants automobiles annonçait en juillet 2021 la fermeture de son usine de Campi Bisenzio et le licenciement des 500 travailleurs du site. Plus de 200 d’entre eux, réunis au sein du Collettivo di Fabbrica (“Collectif d’Usine”), occupent l’usine pour refuser la fermeture et finissent par obtenir une première victoire : le 23 septembre 2021, le tribunal du travail de Florence déclare les licenciements illégitimes, l’employeur n’ayant ni informé ni consulté correctement les représentants syndicaux. Depuis, les travailleurs sont mobilisés aux côtés de chercheurs pour porter un projet de reprise de l’usine en autogestion, avec le développement d’un pôle de mobilité durable. Leur projet, construit sur un format de coopérative baptisée “GKN For Future”, ambitionne de produire des panneaux photovoltaïques et des vélos-cargos. Il mise notamment sur la technologie organique d’une start-up italo-allemande pour la production des batteries et des panneaux solaires. Reste que le plan de GKN For Future peine à convaincre les responsables du ministère de l’Industrie italien et ne pourrait voir le jour. Les travailleurs, qui n’ont pas touché de salaire depuis novembre 2022 et se disent épuisés, veulent pourtant y croire.
Pour que les luttes deviennent les victoires de demain, il est certain que les différents acteurs de la société civile devront se fédérer autour de revendications communes. L’entrepôt logistique, incarnation du travail à la chaîne moderne et qui cristallise les critiques, pourrait être un de ces lieux d’un combat commun. Pour ouvrir ce front, tout reste à faire…
Cet article est le second volet de notre dossier sur la logistique, retrouvez le premier épisode : “Comment l’immobilier de la logistique impacte les territoires”.