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Laurent Indrusiak, une année de lutte dans l’Allier : entre espoirs, répression et montée de l’extrême droite

La rédaction

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Engagé à la CGT depuis 2000, Laurent Indrusiak est un habitué des luttes syndicales. Si personnellement il a connu la précarité, l’intérim, puis un licenciement économique d’un grand groupe industriel, il continue à se battre depuis 2014 en tant que secrétaire général de l’union départemental de l’Allier. Nous sommes revenus avec lui sur une année 2023 intense et mouvementée, marquée par la lutte contre la réforme des retraites, la répression policière et  la montée de l’extrême droite.

Laurent Indrusiak, cette année a été marqué par le combat à l’échelle nationale contre la réforme des retraites, comment s’organise la lutte dans un département rural comme l’Allier ?

Le département de l’Allier, il est vrai, est un département rural qui a la particularité d’avoir 3 bassins de villes moyennes avec Moulin, la préfecture de l’Allier ses 27 000 habitants et surtout des emplois administratifs. La ville de Montluçon [qui est] la 2ème ville d’Auvergne et le poumon industriel du département de l’Allier avec des grosses entreprises. C’est une ville qui a subi une grosse casse dont les signaux économiques ne sont pas au beau fixe. Le dernier bassin d’emploi, la ville de Vichy est tournée vers les thermes avec une implantation commerciale et touristique. 

Quand on mène une action dans le département de l’Allier, il faut arriver à coordonner ces 3 bassins qui sont distants de 80 à 90 km les uns des autres. Contrairement à d’autres départements où il y a convergence sur un même bassin de vie, on doit composer avec 3 bassins de vie et des forces différentes, donc on s’appuie énormément sur nos unions locales au nombre de 5.

Malgré cela, tous nos militants se sont engagés à fond et on a connu des mobilisations records voire exceptionnelles puisqu’au plus fort de la mobilisation on a eu 22 000 manifestants cumulés sur les 3 bassins dont 7000 manifestants à Vichy, un chiffre pas atteint depuis 30 ans. On s’est investi, engagé et on a eu des bons résultats. 

Est ce que vous avez senti un regain de mobilisation chez vos militants ? Est ce que vous avez réussi à toucher un nouveau public ?

On a vu au sein de notre organisation que notre corps militant était plus impliqué que sur certaines autres mobilisations. De manifestations en manifestations, les cortèges n’étaient pas les mêmes, on ne voyait pas toujours les mêmes têtes avec des salariés d’entreprise où il n’y a pas de syndicat. 

On a réussi à démultiplier les actions. En dehors des 14 journées nationales, 2 à 3 fois par semaine, nous étions sur le terrain avec des actions de distribution de tracts, de collage d’affiches et quelques actions coup de poing de blocage de ronds point, de blocage ou occupation de site. J’ai l’habitude de dire qu’on ne fait pas que du militantisme que pour lutter mais que quand la lutte arrive, on est au cœur de notre activité. On est confronté ensuite à 2 sujets : premièrement, convaincre les salariés de se mettre dans l’action et deuxièmement, être confronté aux chefs d’entreprises et quelques fois aux représentants de l’État, c’est ce qui nous est arrivé.

Pourquoi est-il  plus dur de mobiliser les personnes dans un département comme l’Allier ?

Il y a la difficulté de faire converger les personnes, mais aussi le fait que le département est vieillissant. Certes il nous reste des bastions CGT forts, mais nos forces sont éparpillées. D’autres départements ont une concentration de salariés sur des périmètres réduits que nous n’avons pas. Nous sommes obligés de démultiplier les actions pour aller chercher les habitants des communes alentour. On a aussi mis en place une sono sur une voiture un peu comme quand il y a un cirque qui passe, et on fait ça dans les communes pour appeler à manifester. On a plus de contraintes pour parler au plus grand nombre.

Quel bilan avez-vous tiré de cette longue lutte ? Avez-vous réussi à rebondir après cette débauche d’énergie importante ?

Cette bataille a redonné de l’énergie et l’envie d’en découdre. Mais au final la réforme est passée donc il y a une grosse amertume, voire de la colère.

Pour rebondir ?  En septembre, la mobilisation a faibli, on a eu du mal à repartir mais il y a des adhésions nouvelles et des résultats aux élections professionnelles très intéressants malgré la difficulté de rebond. 

Pour les salariés il faut prendre le temps de le digérer. Certains ont fait grève 14 ou 15 jours pendant 6 mois. Il faut le digérer d’un point de vue financier. D’autres sont partis sur la reconductible avec encore plus de jours de grève…De fait, à partir de septembre, c’était plus compliqué.

Mais des défaites on en a connu en 2016 sur la loi El khomri, en 2019…certaines avaient laissé plus d’amertume. Cette fois, comme je l’ai entendu “On s’est quand même battu“, il y a une fierté de ce qui a été accompli. On n’a pas gagné parce que le gouvernement a utilisé tous les stratagèmes que la Vème République peut mettre en œuvre pour nous barrer la route. 

On a senti le gouvernement fébrile. Quand on voit le nombre de militants CGT poursuivis par la justice, c’est bien le signe qu’on les a fait tanguer. 

Comme vous l’évoquez, ces mobilisations font maintenant l’objet de poursuites pour certains militants notamment CGT. D’un point vue personnel, vous dénoncez subir une répression syndicale depuis 2015. Vous avez eu 27 convocations au commissariat depuis cette date. Quels sont les motifs de ces convocations ?  

Elles sont assez variées. J’ai eu des convocations pour diffamation et injures publiques suite à des communiqués sur le site de l’UD (union départementale) CGT avec un procès que j’ai gagné. J’ai eu aussi une multitude de convocations pour des manifestations non déclarées, entraves à la circulation, destructions de mobilier urbain, … Quand on entend ça, ça pourrait donner le sentiment que j’organise des choses de façon à être inquiété par la justice. Mais ce qu’on me reproche concrètement c’est un horodateur recouvert de stickers après une manifestation ou encore le bitume fondu d’une route suite à un feu de palette lors d’un regroupement sur un rond-point.

Il faut savoir qu’on avait l’habitude de ne pas déclarer les rassemblements statiques, on ne déclarait que les cortèges. Depuis 2017, chaque rassemblement fait l’objet d’une convocation.  

En 2023, lors d’une manifestation déclarée par l’intersyndicale pendant les retraites, 1500 participants (sur 6000) sont sortis du cortège pour prendre un autre itinéraire. Je suis poursuivi pour manifestation non déclarée. On me tient responsable alors que la manifestation et la déclaration étaient faites par l’intersyndicale. Je suis malgré tout le seul poursuivi.

Selon vous, pourquoi cet acharnement ?

Je dirais qu’il y a 2 contextes : le national et le local. Sur le national, depuis 2017 voire 2016, on a observé un changement de doctrine. Avant cela, on menait des actions et il n’y avait pas de poursuite ou quand il y en avait, ils essayaient d’identifier les personnes responsables. Pour un collage sur une vitrine, la police cherchait à identifier celui qui avait le pot de colle. Aujourd’hui de façon systématique, ce sont les dirigeants qui sont dans le viseur. Ça fait gagner du temps, plutôt que de chercher des personnes qu’ils ne connaissent pas. Nous, les premiers dirigeants, nous sommes identifiés. Je pense qu’il y a une volonté de nous cibler.

Après, il y a un contexte local. Je fais des déplacements sur tout le département, les 3 pôles font les mêmes actions aux mêmes horaires…80% des ennuis sont sur le secteur de Montluçon. Il y a un problème avec le Commissariat de Montluçon, c’est un fief d’Alliance police, un nid de fachos que j’ai dénoncé et je pense qu’ils me le font payer. Ajoutez à cela un procureur, même des procureurs qui n’hésitent pas à poursuivre…

En 2023, j’ai subi 2 contrôles d’identité musclés avec fouille au corps alors que je suis secrétaire de l’UD depuis 10 ans, tous les policiers me connaissent. J’ai aussi été interpellé de façon violente ce qui m’a valu 2 jours d’ITT(Incapacité Totale de Travail). Pour une convocation, la police est venue me chercher un dimanche matin chez moi alors qu’il n’y avait pas d’urgence et qu’ils savaient où étaient nos bureaux. Je pense que c’était volontaire qu’on vienne jusqu’à chez moi un dimanche matin.

Avez-vous pris des mesures pour dénoncer ces agissements ? Avec quels résultats ?

La CGT par la voix de Sophie Binet a adressé des courriers à la première ministre  Elisabeth Borne. Il y a eu aussi quelques échos au niveau national dans la presse. Mais aucune réponse à nos courriers de la part des ministères. 

J’ai déposé une plainte pour violence policière suite à l’interpellation qui m’a valu 2 jours d’ITT. On pense aussi à saisir le défenseur des droits.

Mais on nous a informé que le commissaire de Montluçon avait été muté  tout comme le procureur. Ce sont des services de l’Etat qui nous ont informés en off: est-ce qu’il faut faire le lien? Je ne sais pas. Mais on a aussi été informé qu’il y avait une enquête IGPN (Inspection générale de la Police nationale) pour l’interpellation de février 2023.

J’en suis à 28 convocations et audiences comprises et je fais encore l’objet de 6 affaires en cours d’instruction au moment où on se parle. 6 affaires avec potentiellement des poursuites. J’espère qu’avec les différentes mutations les choses vont se tasser.

Est ce que cela vous atteint ? Cela impacte-t-il votre engagement ?

Oui très clairement ça atteint. On passe par des moments complexes et surtout ça touche ma famille. J’ai une femme, un enfant, des parents, ils ne sont pas militants. De voir leur mari, leur père ou leur fils traité comme un voyou, ça les a atteint. 

Cela nous interroge collectivement sur nos modes d’action, puisque quand on décide de faire quelque chose on s’interroge, plus que ce qu’on aurait fait habituellement, “est ce que là si on fait ça, on va pas avoir des poursuites, des ennuis ?”. On a aussi intégré ça dans nos budgets annuels maintenant. Ça a aussi un impact sur le collectif. J’ai des camarades qui me disent “quand on voit ce qui t’arrives, nous n’avons pas envie de prendre des responsabilités”, donc forcément tout ça a un impact. 

Sur le point personnel, c’est compliqué, notamment les jugements, ça reste des épreuves mais ça décuple mon envie de militer. S’ils en arrivent là, c’est qu’on les dérange. Au final, je crois que je suis encore plus révolté.

L’un de vos grands engagements au niveau de l’UD, c’est de lutter contre la montée de l’extrême droite. Comment  lutte-t-on contre l’extrême droite dans un département où Marine Le Pen fait 47,65% et où un député RN a été élu ?

Pour nous, ça parait une évidence qu’il faut qu’on le fasse. On est confronté à une dure réalité. Malgré notre travail d’explications, d’affiches, les chiffres d’élection en élection montre une audience grandissante du RN, jusqu’à l’arrivée de l’élection d’un député RN dans la 2ème circonscription de l’Allier qu’on a prise en pleine face.

On l’explique par le contexte national. Il n’y a rien qui justifie sur le local l’adhésion sur le côté anti-immigration, sécuritaire du RN. Comment fait-on pour mener cette bataille ? On la mène syndicalement contre les idées d’extrême droite. Nous avons une responsabilité sur le volet social, notamment sur la préférence nationale. Il ne faut pas que les salariés se fassent berner par le côté dit “social” du RN qui sous-entend qu’ils vont augmenter les salaires, mais ne disent pas qu’ils vont supprimer des cotisations sociales et que dans le même temps, ils votent contre l’augmentation du SMIC à l’Assemblée nationale. On essaie de démasquer cette imposture. On commence par former les militants, avec des journées d’étude sur le danger du RN. Puis, on fait ce qu’on peut faire avec nos petits bras de militants : distribution, affiches, convaincre dans les ateliers. On organise des semaines de déploiement contre les idées de l’extrême droite.

Arrivez-vous à vous faire entendre dans le contexte actuel ? Le public est-il encore prêt à écouter d’autres alternatives / d’autres projets ?

C’est compliqué. C’est un sujet très clivant mais on n’abandonne pas. On a décidé de ne plus leur laisser les murs et d’occuper le terrain. Dès que des groupes d’extrême droite s’affichent, on les couvre et on les recolle. 

Dans nos entreprises, on essaie qu’il y ait des discussions au plus près des salariés. 

Tous nos militants ne sont pas spécialement à l’aise avec le sujet et cette campagne n’a pas été portée par tous. On continue d’essayer de convaincre qu’il faut le faire. Les valeurs que l’on porte à la cgt ne sont pas compatibles avec le RN. On a dû exclure un militant cgt qui a affiché son soutien au RN. Ne jamais céder un pouce sur ce terrain, c’est ça notre ligne.

Les idées d’extrême-droite sont omniprésentes dans la société, le racisme ordinaire… Leurs dirigeants sont totalement décomplexés et peuvent dire des choses totalement folles, relayées par LR aussi. Les digues ont sauté, à plein d’endroits, et notre rôle est d’essayer de les renforcer pour éviter qu’elles ne cèdent, même dans nos rangs.

En tant que syndicaliste, vous sentez-vous menacé par cette montée de l’extrême droite? 

Quand on fait des actions comme les nôtres, on ne se fait pas que des amis, on le sait. On est menacé. On nous dit qu’une bonne ratonnade à l’ancienne nous ferait du bien. En faisant des raccourcis, j’ai un nom d’origine polonaise, certains ont du faire une déduction hâtive que j’étais juif polonais. On m’a traité de “sale youpin”, de “sale juif”, et dans l’Allier on n’a pas encore les identitaires organisés, mais on sent quelque chose qui monte et l’anonymat des réseaux sociaux permet de dire beaucoup de choses. L’extrême droite, c’est un sujet complexe qu’il faut aborder avec conviction et un peu de courage .

Comment voyez vous 2024 ? Vous avez des espoirs ? Des craintes ?

Je pense malheureusement que pour 2024, un des sujets qui va s’inviter est celui de l’emploi. J’ai peur d’une déferlante de plans de licenciement. On est très inquiet, on va être rattrapé par la défense de nos emplois. J’ai deux sites pour lesquels je suis très inquiet et actuellement, il y a aussi 12 entreprises au chômage partiel dans le département.

Après, il y a aussi de l’espoir grâce aux nouvelles adhésions et à la dynamique des 6 mois de lutte qui ont mis en avant le syndicalisme et son rôle. Je pense qu’il y a une prise de conscience de l’utilité de s’organiser et on aura des forces plus importantes et une dynamique plus forte pour faire face aux combats de 2024.

La rédaction

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