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Comment l’immobilier de la logistique impacte les territoires

Face cachée de la société de consommation, le secteur de la logistique prospère sur le territoire français. Longtemps vu comme un simple outil de stockage des marchandises, l’entrepôt est devenu un véritable produit d’investissement, développé par des foncières spécialisées. Ce changement, inhérent aux mutations du capitalisme, impacte le territoire, au point qu’une régulation semble aujourd’hui s’imposer.
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Le promoteur Panattoni vient juste d'achever un entrepôt de 62 000 m2 au sein du Parc Logistique de l’Aube. Crédits : @Panattoni, site web.
Depuis les années 1980, les sociétés occidentales sont entrées dans une “Révolution logistique” 1, terme qui désigne l’importance croissante des activités de transport, de distribution, de stockage, d’emballage, de réfrigération des marchandises, etc… Elle a été boostée par l’essor de la grande distribution à cette période, et plus récemment par celui du e-commerce. En France, les entrepôts ont proliféré sur le territoire français, avec une croissance moyenne de 1,5 millions de m2 par an en France entre 2010 et 2020, pour atteindre aujourd’hui environ 90 millions de m2. Entre 2020 et 2022, la pandémie de Covid-19 et l’expérience du confinement consacre l’âge d’or de l’immobilier logistique. 5e secteur économique, la logistique emploie près de deux millions de salariés, pour beaucoup ouvriers ou intérimaires.

Logique de financiarisation

Historiquement, le secteur logistique est un secteur qui a du mal à créer beaucoup de valeur, qui dégage très peu de marge : “ça coûte très peu cher de transporter un colis”, explique David Gaborieau, chercheur en sociologie du travail, “gagner beaucoup d’argent en faisant du transport de colis, c’est très difficile”.  Or, la donne a changé depuis trois décennies puisque l’immobilier logistique est devenu un moyen de créer de la valeur : l’essor de promoteurs immobiliers spécialisés dans la logistique ainsi que la standardisation de l’entrepôt a permis de faire de cet espace un produit d’investissement, soumis à la spéculation. Cette logique a vu l’émergence de foncières spécialisées dans l’immobilier logistique, qui sont aujourd’hui les principales pourvoyeuses d’entrepôts sur le sol français, l’américain Prologis et l’australien Goodman en premier lieu. Ces quelques acteurs très dominants développent des entrepôts “en blanc” pour les louer à des sous-traitants logistiques ou directement à des entreprises écoulant des biens et des services. “C’est-à-dire qu’ils vont construire des plateformes logistiques sans avoir de commanditaire et sans qu’on sache exactement qui sera le client, donc dans une logique de spéculation immobilière”, développe David Gaborieau.

Cela ne signifie pas pour autant que ces acteurs sont responsables à eux seuls de la multiplication des parcs logistiques: “s’il y a de la demande, il y a de la construction. Que ce soit financé de telle ou telle façon, ça n’est pas ça qui compte, […] le volume répond à la demande”, analyse Laetitia Dablanc, urbaniste et directrice de recherche à l’Université Gustave Eiffel. En revanche, la logique d’investissement impacte la localisation de ces zones. Les promoteurs vont avoir tendance à se concentrer sur les zones où la demande est la plus forte, afin de maximiser leur taux de commercialisation (lorsque l’entrepôt est loué), alors que le secteur jouit d’un turnover important dans l’occupation des locaux. D’où l’émergence de clusters logistiques, notamment dans ce qu’on appelle la “dorsale”, en périphérie des villes de Lille, Paris, Lyon et Marseille. “Il y a une dizaine d’années, un loyer moyen, c’était l’équivalent de 30€ du m2 par an. Aujourd’hui, on est à 50, 60€, notamment dans la dorsale”, affirme Laetitia Dablanc. Et les loyers continuent d’augmenter. Malgré un ralentissement en 2023, le marché se porte très bien : “il y a des coûts de construction plus élevés, il y a un petit peu moins de demande, mais la demande en mètres carrés de logistique reste forte quand même, ils continuent à avoir des clients”, témoigne l’urbaniste. 

Transformation du territoire

Le foisonnement des parcs logistiques impacte profondément le territoire. Il participe à repousser le front urbain toujours plus loin des métropoles : “ils développent […] ces activités […] sur des terres agricoles ou des zones naturelles. Ces zones sont artificialisées dans l’espoir de les valoriser plus tard. Et le moyen de les valoriser, c’est de faire progresser la métropolisation, de faire progresser le front urbain”, détaille David Gaborieau. L’étalement urbain induit par le développement de parcs logistiques est un facteur extrêmement néfaste d’artificialisation des sols. Pour pallier ce problème, les promoteurs s’adaptent en construisant des entrepôts à étages. 

Autre effet pervers, la pollution atmosphérique causée par les émissions des milliers de camions desservant les lieux de manière quotidienne. Il s’agit d’abord de celles de CO2, bien que les foncières tendent de plus en plus à compenser leurs émissions carbone, mais aussi et surtout les émissions d’oxyde d’azote et de particules. Celles-ci sont très peu prises en compte ni par les développeurs, ni par les pouvoirs publics chargés de délivrer les permis de construire. Le dossier délivré au service instructeur se doit de comporter une étude de trafic, mais celle-ci est purement informative : en pratique, on ne peut limiter la quantité de poids lourds autorisés quotidiennement à desservir une zone logistique.

Au-delà des effets environnementaux, l’arrivée d’un entrepôt sur un territoire représente – outre de juteuses recettes fiscales – jusqu’à plusieurs milliers d’emplois, et ce à très court terme. Un mirage, pour David Gaborieau : “les emplois qui vont être créés sont très peu porteurs, avec des conditions très difficiles, des salaires très bas, pas ou peu de perspectives de faire carrière ou d’avoir une évolution professionnelle dans les entrepôts”. Ces emplois peuvent s’avérer être des impasses pour les personnes qui y accèdent mais aussi pour les territoires : pour un emploi créé en entrepôt, on estime que deux à trois disparaissent dans d’autres secteurs d’activités, et notamment les petits commerces. Il n’est donc pas étonnant de voir de nombreuses communes s’opposer à l’arrivée de zones logistiques sur leur territoire. Le géant Amazon, qui exploite de gigantesques entrepôts sur le sol français, en a fait les frais à plusieurs reprises : depuis les années 2010, il a abandonné divers projets d’entrepôt aux quatre coins de l’Hexagone, à Montbert (44), Dambach-la-Ville et Ensisheim (68), Belfort (90), Fournès (30), ou encore Petite-Couronne (76).

Renforcement des inégalités

Pour Laetitia Dablanc, refuser l’implantation d’un entrepôt sur son territoire est un luxe réservé aux communes les plus aisées : “certaines zones se protègent bien”, “dans les zones un peu plus riches, ils [les maires, ndlr] disent non, […] il y a des groupes de riverains qui s’y opposent, etc…”, argue la chercheuse “ça renforce les inégalités territoriales, parce que, comme de toute façon, la logistique va s’implanter […], ils s’implantent dans les zones où objectivement, on manque d’emploi”. En clair, un entrepôt s’établit le plus souvent faute de mieux, dans une perspective économique. À Marles-en-Brie en Seine-et-Marne, où un projet d’agrandissement du parc logistique du Val Bréon est prévu, le maire Patrick Poisot ne dit pas autre chose au micro de Radio France en février 2022 : “on est obligé, surtout des petites communes comme les nôtres. On a des budgets… c’est vraiment bas. […] La piscine [municipale], elle est déficitaire à 300 000 euros par an”. Un raisonnement symptomatique du problème global pour David Gaborieau : “est ce que chaque commune, pour des raisons qui lui sont propres […], peut se permettre de créer ces entrepôts logistiques qui d’un point de vue écologique et d’un point de vue plus global posent des questions sérieuses. Autrement dit, est ce que toutes ces petites opportunités ne créeraient pas de gros problèmes au final?” Il ne s’agit pas toutefois pour le sociologue de “faire porter le chapeau aux maires et aux collectivités mais plutôt se demander : “comment se fait-il qu’aujourd’hui on n’ait pas des schémas d’aménagement qui régulent ce type d’implantation ?”.


Aujourd’hui, les zones logistiques sont soumises à très peu de contrôle, en amont comme en aval de la construction. À titre de comparaison, les zones commerciales doivent obtenir, auprès du département, une autorisation d’équipement commercial pour s’implanter. L’absence de disposition de cet ordre pour les parcs logistiques semble être une anomalie : un entrepôt Amazon peut s’apparenter à un supermarché, certes dématérialisé mais avec une empreinte bien réelle. Le sujet devient politique : un rapport d’information parlementaire publié le 13 décembre 2023 a rendu différentes recommandations afin de mieux encadrer le développement des entrepôts en France. Charles Fournier, député EELV d’Indre-et-Loire, était l’un des parlementaires en charge du rapport, connaît bien le problème : la région Centre,  bien placée d’un point de vue des flux autoroutiers, est assaillie d’entrepôts, qui pullulent le long de la Loire, notamment autours d’Orléans, avec des logiques de concurrence entre collectivités locales pour récupérer les taxes foncières.

Cet article est le premier épisode de notre dossier sur la logistique, retrouvez prochainement le deuxième : « Entrepôts logistiques : au carrefour des luttes

1Lenne-Cornuez J. Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels : comment sortir du consumérisme. Astérion. Janvier 2020.

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