L’insuffisante prise en compte de la santé mentale dans le milieu militant
En 2019, Anaïs Bourdet craque. Depuis 2012, elle tenait le compte Tumblr « Paye ta shnek », dans lequel elle donnait la parole à des femmes victimes de harcèlement. En 7 ans, elle a reçu plus de 15 000 témoignages. Mais après tant d’années de militantisme, elle confie: « je n’y crois plus moi-même ». En effet, elle décide de supprimer son compte afin de se préserver, car recueillir les paroles des victimes est difficile, d’autant plus pour une personne qui a été elle-même exposée à cette violence. A cela s’ajoute un immense sentiment de frustration, car le nombre d’ agressions ne recule pas, elle en est l’impuissante spectatrice. Le mois suivant, un collectif féministe contre le cyberharcèlement fait le même constat. Après plusieurs années à écouter et accompagner des femmes subissant des violences en ligne, elles saturent. La fatigue a pris le dessus. Elles décident alors de créer le #PayeTonBurnOutMilitant pour dénoncer la passivité de l’Etat et la difficulté de la tâche qu’elles doivent porter seules. Si de nombreux témoignages sont venus alimenter ce mouvement, il est difficile d’endiguer le problème.
Le burnout ou syndrome d’épuisement professionnel commence à peine à être pris au sérieux dans le monde du travail. Il est définit par Christina Maslach, psychologue spécialisée en épuisement et stress au travail, comme : « l’écartèlement entre ce que les gens sont et ce qu’ils doivent faire. Il représente une érosion des valeurs, de la dignité, de l’esprit et de la volonté une érosion de l’âme humaine. C’est une souffrance qui se renforce progressivement et continûment, aspirant le sujet dans une spirale descendante dont il est difficile de s’extraire ».
La psychologue vient par la suite décrire les trois dimensions principales du burnout. En premier lieu, l’épuisement émotionnel, psychique et physique. Le repos habituel ne suffit plus et la fatigue devient alors chronique. Elle décrit ensuite le « cynisme vis-à-vis du travail » ressenti par l’individu. Il devient de plus en plus dur et détaché et prend ses distances avec son entourage. Enfin, arrive la « diminution de l’accomplissement personnel au travail ». La personne va alors se dévaloriser, et penser que son travail n’apporte rien. Si ces dimensions sont communes pour les travailleurs et les militants, Simon Cottin-Marx, auteur de Sociologie du Monde associatif, ajoute que l’activisme repose d’abord sur un « esprit de sacrifice ». Les militants vont alors donner de leur personne, sans forcément attendre de contrepartie.
Mais le burnout n’est pas le seul risque pour la santé mentale des activistes. A cela peut s’ajouter le syndrome de stress post-traumatique, l’anxiété, les crises de panique… C’est notamment le cas pour ceux qui sont exposés, sur le terrain, à des situations de confrontation avec les forces de l’ordre ou dépositaires de témoignages souvent difficiles.
Le militantisme, un terrain à risque
On retrouve ce risque de mal-être chez des activistes aux profils variés. Camille*raconte ses premiers pas dans le monde militant : « Je suis une personne racisée et queer donc on peut dire que mon existence a toujours été politique, je n’ai pas eu trop le choix de m’engager lorsque j’étais jeune. Je me suis plus centré.e sur ma radicalité quand je suis arrivé.e à Rennes, il y a deux ans. En général, je milite plus pour des causes féministes, mais maintenant j’essaie de mettre l’anti-racisme au centre de toutes mes luttes. Je me bats un peu sur tous les fronts [rire], c’est peut-être pour cela que j’ai terminé en burn-out. Je traine autour de plusieurs collectifs, je ne rentre pas spécifiquement dans l’un d’entre eux. » Pour Natacha* aussi l’entrée dans cet environnement s’est fait très jeune : « Je travaille dans le milieu associatif et je milite depuis que j’ai 16/17 ans. J’ai été dans des associations principalement d’accueil des exilés en France dans un premier temps et après je me suis dirigée vers la lutte contre la grande pauvreté. Dans ce contexte-là, j’ai été deux ans en service civique à ATD Quart Monde puis j’ai travaillé dans une fédération d’association. Cette année, j’ai rejoint une association d’insertion par le sport. J’évolue dans le milieu associatif à la fois personnellement et professionnellement depuis un petit bout de temps. »
Des activités chronophages, qui se résument rarement aux actions faites sur le terrain. Échanges de messages, formations, recherches d’informations, réunions informelles, la cadence est soutenue. Pour Camille, la lutte rythmait son temps libre : « Depuis la riposte du 7 octobre de la résistance palestinienne, je me suis beaucoup investi.e dans cette lutte. D’octobre à décembre, je ne faisais que cela de mes semaines. Il y a une grosse période où je me suis beaucoup investi.e, et cela a grandement participé à mon burn-out. » Même constat pour Natacha, dont l’engagement associatif débordait largement du cadre professionnel : « J’évoluais dans une association qui alliait au côté professionnel des rencontres informelles. Je n’avais plus de limite, même au niveau amical, mes collègues étaient mes amis. J’étais englobée dans une communauté de gens très engagés. Je n’arrivais plus à en sortir et quand je le faisais, je ressentais de la culpabilité. De plus, mes horaires de travail variaient beaucoup, avec des week-end travaillés, des rythmes mous puis très intenses, il faut tout faire dans l’urgence. »
Cet engagement permanent est un facteur qui accentue les risques de se trouver en situation de burn-out. Pour Camille, les signaux ont été variés : « C’est difficile de lâcher prise quand c’est quelque chose qui vous tient à cœur. Tout me rendait extrêmement triste, et on ne peut pas aider des gens à se libérer lorsque nous même nous n’allons pas bien… J’avais de plus en plus de mal à supporter les nouvelles critiques, tout devenait insupportable. Au début, je me suis dit que c’était juste une fatigue, qu’il fallait que je fasse une petite pause. Je suis allé.e de moins en moins en manifestation, quelques-unes plutôt que toutes, mais il s’est avéré que ça n’allait pas mieux. Toujours ce sentiment d’impuissance, qui provoque une énorme vague de tristesse, je ne savais pas comment remédier à cela. Et j’avais l’impression que toutes les choses que je faisais, alors même que j’étais extrêmement investi.e, n’avaient pas de sens au final ». Natacha rapporte des observations similaires : « Les premiers signes ont été une colère qui ne partait pas, un sentiment de fatigue qui était extrême, un manque de motivation. Je devenais aigrie, tout ce qui se passait dans la société me rendait triste. Cela venait avec un gros sentiment d’injustice que je ne comprenais pas et un épuisement de se battre. Puis cela s’est manifesté physiquement, avec l’envie de dormir sans cesse, de ne pas quitter mon lit. Également par des disputes dans le cercle familial, car je ramenais tout à mon engagement. »
Le temps accordé aux activités n’est pas le seul facteur qui rend les militants particulièrement exposés. D’autres raisons peuvent expliquer l’épuisement ressenti par ces derniers, notamment l’esprit de sacrifice très présent dans le milieu. Les militants s’investissent à un tel degré pour la cause qu’ils défendent, qu’ils n’arrivent plus à en sortir. Natacha raconte : « Je pense que comme le temps de travail est vu comme hyper flexible, ils comptent sur les gens pour s’autogérer. Mais quand tu n’es pas formé au burn-out militant ou autre, tu te laisses facilement englobé par tout ce qu’on te propose. Si tu es engagé, il n’y a pas de raison pour laquelle tu dirais non. »
S’ajoute également cette idée de pureté militante, qui correspond à la volonté d’être irréprochable en termes d’engagement, et qui peut venir créer une pression quotidienne pour certains individus. Pour Natacha, « le milieu militant était aussi excluant, quand tu ne milite pas de la même manière ou avec la même intensité, on peut te dire que tu es « un petit joueur ». Dans certains milieux militants, les petits efforts ne sont pas valorisés, si tu ne cumules pas les engagements, tu n’es pas très bien accepté. »
Mais d’autres raisons peuvent également expliquer ce mal-être. C’est notamment le cas de l’environnement en lui-même qui peut vite devenir source d’anxiété ou de discordes. Camille vient ainsi raconter que si le débat dans un collectif est nécessaire, il peut également donner lieu à un certain épuisement : « Dans un des collectifs que j’ai rejoint, on a eu des débats sur la situation en Palestine, sur le fait de savoir si c’était quelque chose que l’on mettait au centre de nos revendications politiques. Certaines personnes comprenaient plus ou moins les points de vue, et c’était compliqué de devoir faire l’éducation, prendre la charge mentale sur soi, c’est un énorme travail. » Natacha également témoigne d’un climat compliqué : « Dans une autre association, le problème était plutôt organisationnel. C’était une association humanitaire au Liban, il y a plusieurs fois où je me suis sentie hyper dépassée, fatiguée. Mon rôle était d’aller dans des camps de réfugiés au Sud et à l’Est du Liban, on n’avait pas d’accompagnement sur nos pratiques psychologiques, quelqu’un qui nous aide à prendre du recul. Tu es jeté dans la fosse aux lions et tu dois composer avec les gens qui t’accompagnent, avec l’environnement à risque. Cela, je l’ai vécu comme une autre limite de l’associatif. »
Réinventer le militantisme ?
Comment se sortir de cette situation tout en continuant la lutte ? La solution peut, bien sûr, prendre la forme d’un accompagnement psychologique. Cependant, tout le monde n’a pas les moyens de consulter un.e spécialiste, notamment les jeunes qui sont pourtant les plus exposés. Et certains n’en ressentent tout simplement pas l’envie. Pour Camille, l’entre-soi était plus propice à la confession : « Mon militantisme, j’ai pu en parler à des proches, des amis mais plus pour évacuer la colère, le désespoir et la frustration que je ressentais. Dans le cercle familial, ce n’est pas vraiment un sujet à aborder. Mon militantisme peut être mal vu par des professionnels de santé. Je ne connais pas ces gens et je ne sais pas les biais qu’ils pourraient avoir. Il faut faire collectif, se rassembler avec des personnes qui comprennent ce que l’on traverse. A défaut de parler avec des professionnels de santé, c’est important. » Natacha quant à elle, a bénéficié d’une aide pour poursuivre sa carrière et son militantisme : « Après mon expérience au Liban, j’ai eu un suivi psychologique par rapport à cela. Le fait d’avoir vu, entendu, vécu des choses qui ont été difficiles et pas accompagnées sur place. »
Ce qui est également compliqué pour les militants, c’est de réussir à diminuer le temps ou l’intensité de leur engagement sans pour autant abandonner le combat. Pour Natacha: « J’ai voulu me mettre dans une fédération d’association moins militante, plus politiquement correcte mais finalement je ne m’y suis pas plu. Je ne trouvais plus ma place après un très très gros engagement. Pour ma santé, je suis maintenant dans une association où les limites personnelles et professionnelles sont établies, j’essaie de m’engager beaucoup moins. Mais c’est un double sentiment, je me sens mieux mais j’aimerai me mobiliser plus, être dans un collectif de personnes qui vont en manifestation, qui vont discuter ensemble mais pour l’instant je n’ai pas l’énergie pour le faire. »
Pour d’autres, la solution serait de réussir à s’extirper de cette vision d’engagement total et parfait. Camille vient ainsi expliquer être moins exigent.e envers iel même : « Maintenant je suis plus en recherche d’un militantisme dans l’entre soi, avec une communauté racisée parce que ce sont des personnes qui pourront comprendre ce par quoi je suis passé.e. J’ai mis du temps à trouver la lutte principale que je voulais mener, je me suis beaucoup éparpillé.e, c’est peut-être ce qui a causé mon mal-être. Il y a plein de manières de militer, dans cette idée de pureté militante, les gens disent qu’il faut forcément aller en manifestation. Ce n’est pas la seule manière de le faire, et j’ai mis énormément de temps à m’en rendre compte et à cultiver une autre culture militante que celle que je connaissais jusque-là. »
Certaines associations ou collectifs ont par ailleurs souhaité accompagner leurs militants, afin de leur permettre de s’engager sans négliger leur santé mentale. C’est notamment le cas d’Amnesty international et son Manuel du bien-être pour les jeunes militant.e.s : sauver le monde sans s’effondrer. S’il n’existe aucune solution universelle pour éviter de traverser un tel épisode, il est important d’accorder une place à ce sujet et de faire de la prévention, surtout chez les jeunes populations.
* [le prénom a été modifié]