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Onclusive: le plan social est-il réellement motivé par une mutation technologique ?

Dans les locaux courbevoisiens d’Onclusive, les négociations sur l’accord de méthode encadrant le PSE (plan de sauvegarde de l’emploi) se poursuivent. Avec d’une part l’arrivée d’un logiciel d’intelligence artificielle dont les détails tardent à se faire connaître, et de l’autre, un actionnaire engagé dans une course à la réduction des coûts, le doute subsiste au sein du personnel : le plan social, qui voit la filiale française se séparer de 217 de ses salariés, est-il réellement motivé par une mutation technologique ?
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@ Capture d’écran d’une vidéo de présentation sur le site de North South Connections, prestataire malgache d’Onclusive.

Les discussions entre la société et les partenaires sociaux (Solidaires, CFE-CGC et Force Ouvrière), sont désormais quasi quotidiennes depuis l’annonce de PSE. L’attitude de la direction française, qui laisse filtrer les informations au compte-goutte, agace. “Les trois derniers CSE (comité social et économique) ont été épiques”, nous confie Julie*, salariée chez Onclusive, “le management de proximité, n+2 et n+3 [supérieur hiérarchique de 2e et 3e niveau, ndlr] rase les murs et fuit ses responsabilités”. Il faut dire que l’ex-Kantar Media, plus grosse filiale en termes de chiffre d’affaires et de masse salariale (un quart des effectifs mondiaux avant le PSE), paie au prix fort le passage sous giron américain. Le management France semble lui impuissant face à la politique de réduction des coûts à l’oeuvre : “la gouvernance est totalement centralisée en Angleterre et aux États-Unis, la direction française n’a pas vraiment son mot à dire”, poursuit Julie*. Les branches anglaises, allemandes, italiennes et espagnoles pourraient également être concernées par des plans sociaux.

Un mariage forcé difficile

En janvier 2022, le fonds d’investissement spécialisé dans la technologie Symphony Technology Group (STG) crée Onclusive, géant de la veille médiatique et des relations presse. Il naît de la fusion du français Kantar Reputation Intelligence (gestion de la réputation), le britannique PRgloo (relations presse), et l’américain Onclusive, à l’époque simple startup de data science. Le changement de propriétaire s’est fait sentir de manière radicale chez les salariés français. Dégradation des conditions de travail, pannes informatiques en pagaille, service RSE (responsabilité sociétale des entreprises) réduit à peau de chagrin…Les désillusions sont grandes pour les “ops” (nom donné aux consultants qui produisent les revues de presse par opposition aux “sales”, qui désigne les commerciaux). Ils témoignent subir quotidiennement l’anxiété liée aux dysfonctionnements dans l’entreprise : “Quand un consultant arrive à 2h du matin, qu’il a 42 tickets IT P1 [demande informatique de priorité 1], qu’il ne peut rien faire car il y a un gros plantage”, “on peut pas le dire au client, on est obligé de gagner du temps”. Pour certains clients réguliers, ils n’ont parfois d’autre choix que d’envoyer des documents via leurs adresses personnelles, et ce notamment pour des dossiers sensibles.

Outre les difficultés du quotidien, l’adaptation à la nouvelle culture d’entreprise “à l’américaine” se fait difficilement. Exit la cantine d’entreprise, désormais remplacée par des “frigos connectés Foodles”, utilisables via une appli alimentée par sa carte bancaire : “la dotation [tickets  restaurants], si vous n’allez pas sur Foodles, vous ne l’avez pas”, “quand il n’y a plus de nourriture ou  trop de monde, on va dehors et à la Défense, ça coûte cher”, témoigne une salariée. L’anecdote peut faire sourire mais signifie beaucoup dans cette entreprise où tout le vocabulaire est désormais anglicisé. Un changement d’ambiance qui donne aux “ops” une certaine nostalgie de l’époque Kantar et un goût amer au licenciement à venir : “on aime notre métier, il est au coeur de l’actu”, “quand ça va s’arrêter ça va faire très bizarre […] donc on se laisse pas faire, on veut être licenciés dans des conditions plus que favorables”.

Quid du logiciel IA ?

Soutenus par une mobilisation inédite des équipes, les représentants du personnel veulent en savoir plus sur le fameux logiciel d’intelligence artificielle appelé à remplacer l’équivalent de trois services de production. Le groupe avait déjà acquis en mai 2022 le logiciel américain Critical Mention, un outil IA (intelligence artificielle) d’écriture automatique. Il s’agirait cette fois d’une technologie développée en interne sous la supervision de Michael Maillinger, responsable des opérations de contenu. Aucune information n’a été communiquée aux équipes concernant ses capacités à l’heure actuelle. Les fiches des 23 postes créés dans le cadre de la mutation technologique et pour lesquels les salariés pourraient candidater en interne ne sont, elles non plus, toujours pas disponibles. De quoi laisser pantois les responsables syndicaux, tant cette mutation technologique semble ne pas avoir été anticipée par la direction : “au vu de la taille de l’entreprise, de son ancienneté, ça nous paraît fou qu’ils n’aient pas anticipé l’évolution des métiers”. Difficile pour eux de ne pas voir dans ce plan social l’occasion de “sabrer” en réduisant la masse salariale. Un accord GEPP (Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels), dont l’objectif est de faire évoluer les compétences des équipes en adéquation avec les évolutions technologiques, sociales et environnementales, avait pourtant été mis sur la table puis abandonné du temps de Kantar. Le PSE pourrait finalement s’avérer plus efficace que prévu : plusieurs employés qui n’étaient pas concernés par celui-ci chercheraient à démissionner de leur poste par crainte d’un futur licenciement, une information que dément la direction.

IA, externalisation et externalisation du travail de l'IA

Onclusive a recours à de multiples sous-traitants sur le globe, une stratégie qui permet de réduire fortement ses coûts et de limiter les risques sur sa chaîne logistique. Un projet de plateforme mondiale regroupant notamment des prestataires en Roumanie, Moldavie et Inde aurait même été mis sur pied. Mais c’est surtout vers Madagascar que l’entreprise externalise une partie de ses activités. Dès février 2021, une note interne annonce “qu’il a été décidé de faire appel à une équipe de sous-traitance basée à Madagascar” en raison de “pics de production très importants”. L’équipe de sous-traitance en question travaille pour North South Connections (NSC), une société d’outsourcing basée à Antananarivo et qui possède des bureaux à Paris. Avec le rachat de l’entreprise début 2022, la migration des outils informatiques de l’entité Kantar vers Onclusive cause de nombreux aléas techniques chez les équipes françaises. Pour pallier le problème, le recours aux équipes de NSC devient de plus en plus courant. D’après une source interne, près d’une trentaine d’employés de NSC auraient récemment collaboré avec les équipes Onclusive France, ce qui provoque chez certains des questionnements et une inquiétude pour leur emploi. À ce propos, la direction a reconnu “travailler à Madagascar avec un fournisseur depuis de nombreuses années”. 

La destination de Madagascar n’est pas surprenante. Le marché des services informatiques est en plein boom sur l’île Rouge : il est passé de 70 à 140 millions de dollars à l’export sur ces cinq dernières années. Le coût du travail y est l’un des plus bas au monde pour un système éducatif plutôt performant : les travailleurs malgaches, sur des tâches liées à l’IA, y sont rémunérés entre 50 et 110€ par mois, primes comprises. Autre avantage non négligeable, le régime malgache des “zones franches”, instaurant une fiscalité avantageuse dans le but d’attirer des investisseurs. Au cours d’une enquête publiée en mars dernier par le média The Conversation, les chercheurs Clément le Ludec et Maxime Cornet ont montré que les start ups françaises externalisent massivement les tâches liées à l’ “entraînement” de l’IA. Ce processus, considéré comme chronophage et monotone, vise à “guider” manuellement le logiciel pour lui apprendre à fonctionner de manière automatisée. Onclusive n’est pourtant pas une entreprise d’intelligence artificielle à proprement parler. La direction affirme d’ailleurs que ses sous-traitants malgaches sont mobilisés pour le soutien du service de veille audiovisuelle. Dans le cadre de son programme de mutation technologique, on peut toutefois s’interroger sur le rôle des travailleurs de NSC : “il y a une habitude du secteur à employer des gens [à Madagascar] pour réaliser le boulot de l’algorithme tant que l’algorithme n’est pas prêt” explique Maxime Cornet. Il demeure certain qu’un algorithme de ce type ne peut fonctionner en totale autonomie : “Dans les cas où ça marche, l’algorithme peut faire 80% du travail mais il ne peut pas faire les 20% restants et ça c’est sur les personnes qui s’occupent de la vérification”. Reste à savoir à qui seront confiées ces tâches dans le cas d’Onclusive.

Contactés dans le cadre de cet article, la direction de North South Connections n’a pas donné suite à nos sollicitations.

 

*Le prénom a été modifié pour conserver l’anonymat.

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