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Grève des travailleurs sans papier de la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean : ne rien lâcher pour retrouver sa dignité

Plus de 3 mois après avoir entamé leur grève, les compagnons et compagnonnes de la communauté Emmaüs de Saint-André-Lez-Lille continuent de se battre pour faire reconnaître leurs droits et le préjudice qu’ils ont subi pendant des années par la direction. Ils ont été rejoints par d’autres communautés du Nord, notamment celle de Nieppe où des faits similaires sont dénoncés. Une lutte qui interroge plus largement certains modèles associatifs, dont celui des communautés Emmaüs et le rapport de notre société à la question des personnes sans papier. Nous sommes allés à leur rencontre.
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Un système d’exploitation qui tient par la peur

Assemblée générale - Crédits @mmcm.photo

L’enquête du parquet de Lille pour  traite d’êtres humains, travail dissimulé et abus de faiblesse sur des personnes vulnérables” est toujours en cours et la grève continue. 

Officiellement sur ce piquet, il n’y a pas de travailleurs. Les compagnons et compagnonnes Emmaüs n’ont pas de contrat de travail. Ils sont censés être bénévoles, sont logés, nourris et perçoivent une indemnité mensuelle. En réalité, Anne Saingier, la directrice de cette communauté, avait pris de nombreuses libertés avec le cadre d’Emmaüs mais aussi avec la loi française comme révélés par streetpress.

Plus de 40h par semaine : c’est le rythme de travail imposé par cette dernière dans la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean aux “bénévoles”. 

Alixe, une des porte-paroles des grévistes, décrit un système bien rodé pour isoler les compagnons et leur faire accepter des conditions de vie et de travail bien loin des idéaux de l’Abbé Pierre. “Tout était fait pour que nous ne sortions pas à l’extérieur de la communauté, le médecin était son amie, elle avait aussi des responsabilités dans l’association Aïda, une association qui nous aidait pour les démarches administratives”. 

Les visites sont contrôlées, les compagnons doivent demander la permission pour recevoir des amis ou de la famille. Quant aux sorties à l’extérieur, tout est fait pour les décourager avec notamment la menace qu’en cas de contrôle par la police, personne ne pourra leur venir en aide. 

Les conditions de travail sont difficiles, la plupart des travaux de tris des dons et de réparation se font à l’extérieur peu importe les conditions météo. La direction refuse les arrêts maladie, comme dans le cas d’Ibrahim qui, des mois après un accident du travail continue à boiter à cause d’un pied douloureux. “Elle l’a obligé à continuer à travailler dehors alors qu’il ne pouvait pas marcher” témoigne Alixe.

Les conditions de vie ne sont pas meilleures. La direction fournit aux compagnons des caisses alimentaires dont les denrées sont souvent périmées mais ponctionne en contrepartie de l’argent sur leur allocation. Selon les règles d’Emmaüs, cette allocation doit être de 350 euros mais à Saint-André-Lez-Lille, elle est aux alentours de 200 euros : la direction retient de l’argent pour l’hébergement, l’accès à la buanderie, … Alixe déplore “ chaque personne ici à des choses à raconter, des humiliations. Quand on posait des questions, on ne nous répondait pas ou on nous disait qu’on était pas capable de comprendre. Il y avait des menaces si on posait trop de questions. ”

“Ces africains ne comprennent rien “

Ce système de peur et d’exploitation repose sur une promesse de la direction, qui fait tenir les compagnons : après 3 ans de “bénévolat”, les compagnons pourront obtenir un titre de séjour. Or, cette régularisation dans les communautés Emmaüs est possible mais pas automatique et pour cela, il faut que la communauté ait un agrément OACAS (organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires), agrément spécifique qui permet aux compagnons d’avoir accès au régime général de protection sociale, la communauté cotisant l’Urssaf. Un agrément que la directrice n’a pas jugé bon de demander et qui lui a permis de faire de belles économies.

Quand les compagnons ont appris cela, ça a été l’élément de trop qui a déclenché la grève. Il n’y avait plus de raison de tolérer les mauvais traitements dans l’espoir d’une régularisation. Aujourd’hui les revendications sont toujours les mêmes : le mouvement ne s’arrêtera pas tant que les compagnons n’auront pas obtenu une régularisation au titre du préjudice subi.

Plus de 3 mois de grève et peu d’avancées

Soutenus par le collectif sans papier 59 (CSP59) et la CGT, les compagnons sont entrés en grève le 1er juillet dernier, mais depuis la situation n’a pas beaucoup évolué. Emmaüs France qui avait dans un premier temps pris une position neutre, a condamné les dérives de cette communauté face aux éléments présentés par les grévistes et à la durée du mouvement. Le mouvement national a entamé les démarches pour exclure la communauté de la Halte Saint Jean du réseau Emmaüs, ce qui lui interdirait d’utiliser l’appellation Emmaüs. La direction ne versant plus d’allocation aux compagnons, Emmaüs France prend maintenant en charge cette aide, un soulagement pour les grévistes qui ont tenu tout cet été grâce aux dons de soutien.

Si les députés du Nord de la France Insoumise sont venus soutenir la mobilisation, chez les autres formations politiques, en général promptes à accourir sur les piquets de grève, c’est silence radio. Saïd du CSP 59 pointe la peur des personnes de mettre en cause une organisation qui répond au nom d’Emmaüs: “des personnes qui viennent sur le piquet de grève arrivent un peu méfiantes, mais en écoutant les grévistes, avec les preuves qu’ils montrent, ça ne résiste pas”.

Modèle Emmaüs en question et l’hypocrisie de l’Etat

L’hypocrisie de l’État est aussi pointée du doigt par les compagnons et les associations qui les soutiennent. Depuis de nombreuses années, Emmaüs et d’autres structures sont instrumentalisés par l’Etat pour pallier le manque d’hébergements d’urgence. Certaines personnes dans les communautés Emmaüs sont des demandeurs d’asile qui devraient être hébergés par l’Etat. Cette délégation de fonction aux associations est d’autant plus lâche que l’Etat ne donne pas les moyens à ces associations de remplir ces tâches.

Le modèle même des communautés Emmaüs peut être questionné. La Halte Saint Jean n’est pas la seule communauté à s’être mise en grève. Par le passé, d’autres communautés ont été touchées par des scandales. Le cadre très large que laisse Emmaüs France a ses antennes locales pose question. Peut-on laisser la vie des personnes extrêmement vulnérables entre les mains d’un directeur ou d’une directrice sans contrôle ou contre-pouvoir ?

Dans le Nord, Anne Saingier a gagné une forte notoriété grâce à la communauté de Saint-André-Lez-Lille. Nommée chevalier de la légion d’honneur en 2010, elle a développé un réseau important au niveau local. Pierre Duponchel, Président du conseil d’administration de la Halte Saint-Jean,  est monté au créneau dans les médias pour défendre la directrice. Les compagnons ont découvert ce personnage opaque en juin dernier quand il est venu leur demander de soutenir Anne Saingier suite à l’ouverture de l’enquête du parquet de Lille. Fondateur du Relais et toujours à sa tête, Pierre Duponchel est un entrepreneur social aux  intérêts ambigus.

Notre reportage photo

Surdité de l’administration

Plus généralement, le principal problème des grévistes est de se heurter à un État aveugle aux questions des travailleurs sans papier. Les compagnons se heurtent à l’intérieur de la communauté tout comme à l’extérieur au problème du racisme et à l’invisibilisation de leur combat du fait de leurs origines.

Tout leur enjeu aujourd’hui est de tenir et continuer à faire pression sur Emmaüs France pour que ces derniers fassent le nécessaire à leur régularisation. Lors de leur assemblée générale ayant lieu quotidiennement en fin de journée, le débat reste ouvert sur les actions à mener afin de faire parler de la grève mais aussi pour faire vivre la communauté.