Chez Decathlon : la chasse aux économies malgré 923 millions de bénéfice
Propriété de la famille Mulliez et de la famille Leclercq, le groupe Decathlon ne semble pas connaître la crise. Avec un chiffre d’affaires de 15,4 milliards d’euros, dont 4,7 milliards rien qu’en France, soit une augmentation de 12% par rapport à 2021, le bénéfice net a été de 923 millions sur l’année 2022. Pourtant l’entreprise déclare à ses salariés être en profit warning, c’est-à-dire un “avertissement sur les résultats”,visant à faire la chasse aux économies afin de pérenniser les bénéfices de l’entreprise.
Concrètement cette période se caractérise par une stratégie de réduction et de contrôle des dépenses. Pour les salariés, cela se matérialise par la fermeture de surfaces de vente non rentables, ainsi que le gel des formations et des recrutements dans certains magasins. Deux magasins, celui de Treillières près de Nantes et de Le Vigen près de Limoges, ont ainsi fermé leurs portes. D’autres peu rentables vont évoluer en réduisant leur espace de vente afin de louer la surface récupérée, comme c’est le cas pour le magasin Rosa Parks dans le 19ème arrondissement de Paris ou encore à Mantes-la-Jolie.
Attirer de jeunes employés pour maintenir un coup bas de la main d’oeuvre : la stratégie RH bien huilée de Decathlon
Pour son recrutement, Decathlon cible essentiellement les jeunes avec deux gros avantages pour le groupe. Tout d’abord, cela entretient son image de marque dynamique mais cela permet aussi à l’entreprise de disposer de salariés flexibles, peu expérimentés et peu informés sur leurs droits. Dans cette stratégie, Decathlon a aussi reçu un joli coup de pouce de l’Etat français grâce au plan gouvernemental “Un jeune, une solution” entré en vigueur en août 2020. Cette mesure visait initialement à lutter contre le chômage chez les jeunes (500 000 personnes seraient alors concernés selon Pôle emploi) en subventionnant leur embauche. A titre d’exemple, une entreprise peut percevoir une “aide exceptionnelle de 8 000 euros pour recruter un alternant de plus de 18 ans”.
Malheureusement “L’avalanche de milliards rate sa cible” titre l’Humanité. D’une part, Decathlon touche de l’argent public pour des embauches que le groupe allait a priori réaliser. D’autre part, il est maintenant beaucoup plus intéressant pour l’entreprise de choisir un jeune en alternance au détriment d’un jeune diplômé ou d’un travailleur plus âgé. Ainsi 45% des effectifs ont moins de 30 ans. Parmi ses salariés, on trouve de nombreux contrats étudiants à temps partiels, des alternants et de nombreux stagiaires : une main d’œuvre bon marché qui permet à Decathlon de maintenir une pression constante sur les salaires de ses autres employés. A titre d’exemple, l’entreprise a signé 978 contrats en alternance en 2018 et 1350 en 2022 (soit +372). En comparant les données tirées des bilans annuels, on note aussi que le nombre de stagiaires a augmenté entre 2021 et 2022, passant de 2318 à 3150 (soit +832). Parallèlement, son chiffre d’affaires continue de croître.
A cela s’ajoute un turnover de plus de 28% chez les employés, un chiffre conséquent qui interroge sur les conditions de travail. Selon l’INSEE, un taux de rotation supérieur à 15% est qualifié d’élevé et un taux entre 5 et 15% de moyen. Sébastien Chauvin, délégué CFDT en rit jaune “dans mon magasin, depuis 20 ans je n’ai jamais fait le pot de départ en retraite d’un collègue”.
Ce turnover important peut s’expliquer par une charge de travail conséquente mais surtout des salaires bas. Decathlon tire de son management la rhétorique sportive du dépassement de soi et d’aller gagner sa place. Une politique qui convient à des jeunes qui n’ont pas vocation à rester au sein de l’entreprise et sont prêts à accepter des salaires faibles et des contraintes horaires extrêmement flexibles. L’ancienneté moyenne est en effet de 5 ans et pour des salariés en poste depuis 15 à 20 ans la rémunération stagne autour de 2000 euros brut mensuel.
Dans cette stratégie mêlant image dynamique et réduction des coûts de la main d’œuvre les alternants et stagiaires sont une opportunité parfaite pour Decathlon et leur nombre a explosé dans l’entreprise depuis 3 ans. Régis par le code de l’éducation, la légalité des stages sont très peu contrôlés par l’inspection du travail, ce qui entraîne de nombreux abus dans le public comme dans le privé. Comme le rappelle Frustration magazine “un stagiaire ne doit en aucun cas être indispensable, il ne peut pas remplacer un poste. Autrement dit, le critère pour l’existence d’un stage est censé être qu’en son absence, le fonctionnement de l’organisation n’est nullement affecté.”
Il suffit d’aller sur le site de recrutement de Decathlon pour trouver bon nombre d’offres problématiques. Decathlon déclare “considérer ses stagiaires comme des coéquipiers CDI.” Sauf qu’un stagiaire ne peut être traité comme un salarié en CDI, surtout qu’il n’a pas la rémunération. Ces offres correspondent à des postes de vendeur. Selon nos informations, certains postes seraient rémunérés au minimum légal soit 623,70€ par mois pour 35 heures de travail par semaine.
Pour ce qui est des alternances, nous avons aussi reçu des témoignages d’abus dans certains magasins. Boris (*le prénom a été modifié) ancien alternant du magasin de Fouquières-lès-Béthune raconte : “Dans le magasin, il y avait des postes d’alternant qui étaient les mêmes depuis 10 ans, ça m’a interpellé. J’étais alternant mais j’étais presque à temps plein. La stratégie était très simple, un jour le responsable de rayon fait les plannings avec une charge horaire à respecter, et il me disait “tu vois les horaires ici, c’est pas ça que tu feras, ça c’est juste pour les contrôles”. C’était connu dans le magasin avec certaines personnes”.
Multitâches, droit à l’erreur… des concepts de management qui lessivent “les coéquipiers et coéquipières“
Ce qu’apprécie particulièrement Decathlon, c’est le dévouement de ses salariés avec comme objectif pour ces derniers, une potentielle évolution de carrière rapide et des responsabilités. Tous les directeurs et directrices de magasins en France ont fait leur carrière chez Decathlon et ils sont pour la plupart très jeunes (aux alentours de 30 ans).
La charge de travail pour les salariés est conséquente car pour évoluer ils doivent prouver qu’ils sont capables de faire plus que leur simple métier. Gwladys, une salariée du magasin Madeleine raconte: “on ne fait pas que de la vente, on a plein de responsabilités qu’on prend qui ne sont pas écrites sur nos fiches missions, ça crée une forme de hiérarchie entre les simples vendeurs et des vendeurs avec responsabilités”. Sébastien Chauvin explique: “des vendeurs font les plannings de leurs collègues, des responsables de rayons font des tâches normalement assujetties à des directeurs de magasin”. Le prix de la compétence s’en retrouve forcément baissé. Decathlon utilise la rhétorique du dépassement de soi inhérente au sport pour pousser ses salariés à faire toujours plus de résultats pour toujours plus de profit qui use les équipes.
Toujours dans cette optique, Decathlon prône aussi “le droit à l’erreur“ dans son management. Le concept est simple: si un salarié prend une initiative mais qu’il fait une erreur, il ne lui en sera pas tenu rigueur. Cette méthode de management pousse les salariés à se dépasser et à agir en dehors du cadre défini dans leur contrat.
C’est cet ensemble d’injonctions à la performance sans cesse répétés qui lessivent les employés. Triste exemple de cette politique du chiffre, le 11 octobre dernier le magasin Decathlon Madeleine à Paris est resté ouvert toute la journée malgré un accident du travail survenu le matin même et qui a provoqué le décès d’un intérimaire.
Une absence de culture syndicale préjudiciable pour l’ensemble des salariés
Face à la chasse aux économies et aux conditions de travail qui se détériorent, les salariés se mobilisent de plus en plus. Des sections syndicales se créent dans certains magasins avec la difficulté de fédérer nationalement, tant les conditions diffèrent d’un magasin à l’autre.
Gwladys, salariée du décathlon Madeleine, qui a monté l’antenne Cgt dans son magasin, résume “les gens viennent en magasin chez Decathlon pour rencontrer des vendeurs qui sont des pratiquants. Il ne faut pas que l’entreprise oublie ça et ne raisonne que par intérêt économique.”
Le secteur de la vente est historiquement peu propice à la syndicalisation et la sociologie des employés chez Decathlon n’aide pas. Un ancien salarié raconte “la plupart des effectifs ont entre 20 et 25 ans et l’autre moitié entre 25 et 35, les problèmes, ils se résolvent autour d’une bière. Il y a plein de salariés qui ne connaissent pas leurs droits. Moi j’ai demandé le remboursement de mes frais de transport, on m’a vu comme le Che Guevarra”.
Ce décalage entre des jeunes salariés présents pour une durée courte et d’autres qui souhaitent faire carrière ou sont là depuis des années peut être sujet à des tensions comme le pointe Sébastien Chauvin, DS Cfdt “quand on a fait annuler un accord sur le travail de nuit, les personnes avec des familles étaient soulagées mais certains jeunes nous ont dit “ c’est dommage, on s’amusait bien on avait des pizzas on mettait la musique”.La jeunesse des effectifs et l’esprit de “famille” qu’essaye de développer Decathlon au sein de ses rangs créent une confusion entre la sphère professionnelle et la sphère privée pour certains salariés. Pour Sébastien Chauvin il n’y a pourtant pas de conflit générationnel “la cohabitation se passe bien, il y a du dynamisme au sein de l’entreprise et une bonne ambiance. Simplement les jeunes collègues ne se rendent pas compte qu’on se sert un peu d’eux pour tirer les avantages sociaux et les salaires vers le bas. Il y a les sprinteurs qui sont là pour 2 ans, c’est une bonne chose mais il faut que Decathlon sache aussi gérer les marathoniens qui vont être là pendant 40 ans”.
Accident du travail le mercredi 11 octobre au Decathlon Madeleine
Un intérimaire est décédé le 11 octobre dernier dans un accident du travail. Un drame qui aurait pu être évité, la Cfdt et la Cgt ayant alerté à de nombreuses reprises sur les risques sur les conditions de livraison et de déchargement des marchandises livrées au magasin. Un accident qui pose aussi la question du recours aux intérimaires au sein du groupe Decathlon et du rapport aux syndicats.