En grande difficulté financière au début de l’été, le groupe Caire (Compagnie aérienne inter régional express) avait été placé en liquidation judiciaire le 2 août dernier, avec une poursuite d’activité de 2 mois concernant ses deux filiales Air Antilles et Air Guyane. La décision du tribunal de commerce de Pointe-à-Pitre est venue clôturer plusieurs semaines de conflit social entre les salariés du groupe Caire et leur PDG, Éric Kourry, homme d’affaires guadeloupéen. Sur les six offres déposées au tribunal, c’est celle du partenariat public-privé du groupe Edeis et de la collectivité de Saint-Martin, portant uniquement sur la reprise d’Air Antilles, qui a été sélectionnée condamnant de facto Air Guyane à disparaître. Une situation que fustige Jean-Pierre Dellevi au micro de Radio Peyi : “il y a des collègues qui ont plus de 40 ans d’ancienneté, du jour au lendemain ils se retrouvent au chômage”. Surtout, l’élu de l’UTG (Union des Travailleurs Guyanais) regrette que le projet de reprise Guyane Fly, porté par l’entrepreneur Franck Louison, n’ait pas été “accompagné par les politiques”, “c’était l’occasion ou jamais de créer une compagnie guyanaise avec des guyanais”. L’offre avait été écartée d’office par le procureur général, car jugée non viable du fait de l’absence d’agréments obligatoires (certificat de transport aérien, licence d’exploitation, agrément mécanique) pour pouvoir voler et d’un manque de soutien des assurances.
Désormais, la CTG (Collectivité territoriale de Guyane) doit trouver un nouveau prestataire pour la délégation de service public (DSP) portant sur la desserte intérieure du territoire. Un processus qui s’annonce long et compliqué : la CTG a mandaté la compagnie Chalair Aviation pour effectuer des rotations pendant 31 jours, une opération estimée à 528 000€. Actuellement, un Twin Otter achemine quotidiennement passagers et marchandises vers et depuis les communes de Maripasoula, Grand Santi, Saint Laurent du Maroni, Saül et Camopi. Il s’agit là d’une mesure d’urgence, visant à offrir une solution aux habitants dans la nécessité absolue de se déplacer, pour motif de santé en priorité : “même dans les cas de motifs impérieux, ils ne peuvent pas prendre tout le monde, ils doivent faire du tri”, explique un élu de la commune de Papaïchton, bassin de vie enclavé situé sur le fleuve Maroni. Le pont aérien est complété par des rotations ponctuelles en hélicoptère effectuées par la Gendarmerie nationale et la Sécurité civile.
À l’issue de la période de 31 jours, une DSP provisoire devrait être mise en place jusqu’en avril 2024, le temps que de potentiels repreneurs répondent à l’appel d’offres pour une ultime et définitive DSP : “À Maripasoula, sur ce bassin de vie, il faut au minimum 4 à 5 avions par jour. Je ne sais pas si la CTG sera capable de mettre ces rotations en place, sans oublier Grand Santi, Camopi, Saint Laurent, Saül”.
Un désastre économique
À l’approche des vacances scolaires se pose la question du retour des élèves en famille d’accueil à Cayenne, qui, pour certains, ne peuvent rentrer chez eux. Une situation qui engendre un surcoût pour la CTG, qui prend en charge financièrement l’accueil de ces élèves. Mais c’est surtout sur le plan économique que la disparition d’Air Guyane pose problème. À Saül, la situation est particulièrement grave : cette commune, porte d’entrée sur le parc Amazonien de Guyane, n’est accessible que par voie aérienne. Prisée pour ses sentiers de randonnée, son activité qui repose exclusivement sur le tourisme a chuté à 0 depuis le 29 septembre. “On est à l’agonie économiquement parlant”, “on aimerait bien qu’il y ait un dispositif de compensation pour les gens qui vivent du tourisme”, confie Didier, habitant de Saül. D’autant plus que la dégradation de la desserte depuis début 2023 avait déjà causé une baisse d’activité de 50% pour les professionnels du tourisme du village. Pour eux, il y a urgence à rétablir une desserte normale : “il faut qu’en novembre ça fonctionne, sinon il y a des gens qui vont partir, il y en a qui vont abandonner”. Même son de cloche dans les communes sur le fleuve Maroni : l’activité économique y est fortement ralentie avec l’absence de tourisme. À Maripasoula, Méda Médeline Alfred, qui tient le restaurant emblématique Chez Dédé, affirme faire aujourd’hui le quart de son activité.
L’enclavement chronique des communes intérieures guyanaises
La fin d’Air Guyane est venue exacerber un problème d’isolement déjà ancien. Sur place, ce sentiment est unanimement partagé, comme l’affirme un habitant de Papaïchton : “ça devient vraiment un casse-tête chinois. 2 jours de pirogue pour descendre et 2 jours pour remonter, c’est vraiment pas évident”, “certaines personnes refusent de se déplacer car c’est trop compliqué, alors qu’il y a nécessité”. Le constat est d’autant plus vrai qu’avec la saison sèche, le niveau du fleuve Maroni est excessivement bas ce qui rend la navigation très dangereuse et limite le transport de marchandises. “Les piroguiers galèrent vraiment pour remonter le fleuve”, “avant une pirogue prenait entre 8 et 10 tonnes de marchandises, là c’est 3-4 tonnes.“ Avec la fin de la compagnie aérienne, certains transporteurs privés proposent des services de fret, moyennant plusieurs milliers d’euros par avion. Une dépense hors de portée pour la plupart des locaux, mais à laquelle certains responsables de restaurants, de supérettes ou de pharmacies se sont résolus pour pallier les difficultés d’approvisionnement.
En France hexagonale, le gouvernement est régulièrement accusé de laisser pour compte le plus grand département de France. Des griefs justifiés au regard de la situation d’Air Guyane avant sa liquidation, sur les 10 millions d’euros mis sur la table pour le financement de la compagnie, 8,5 provenaient de la CTG et seulement 1,5 de l’État français. À titre de comparaison, ce dernier finance la desserte en Corse, territoire aussi peuplé que la Guyane, à hauteur de 22 millions d’euros. “Il y a une activité économique plus importante [en Corse, ndlr]” concède Didier, “mais il y a aussi de l’activité chez nous”, “on aimerait bien que l’État se mobilise un peu plus pour notre tourisme”. Le 3 octobre dernier, le député guyanais Davy Rimane interpellait avec véhémence le ministre délégué chargé des transports Clément Beaune. Pour lui, “la disparition d’Air Guyane est la preuve ultime, s’il en fallait une, de l’échec phénoménal de la politique non seulement de désenclavement, mais plus largement de développement de la Guyane”. M. Rimane a également réclamé un plan pluriannuel de désenclavement pour ce territoire de 90 000 km² qui compte seulement 500 km de route. Deux jours plus tard, le collectif Apachi envoyait un courrier à la première ministre Elisabeth Borne pour demander d’inscrire dans le budget de la Nation la lutte contre l’isolement des communes intérieures de Guyane. “La continuité territoriale : c’est la compétence de l’Etat !”, martèle le président du collectif, Phillipe Dekon. Le principe semble bien éloigné de la réalité des habitants de l’intérieur : “il faut le vivre pour le comprendre, quand on en parle comme ça au téléphone, on pense que c’est facile mais il faut le vivre. Quand vous prenez 2 jours de [trajet sous le] soleil, avec des possibilités que le bateau chavire et le risque de perdre la vie, ça n’est pas évident”, témoigne un élu de Papaïchton.
Quelles perspectives pour le désenclavement ?
L’actualité relance également un débat porté par le collectif Apachi : la construction de routes pour créer un maillage territorial entre les différentes communes hors du littoral. Une marche, dont la tenue est menacée par l’absence de desserte aérienne, était même prévue fin octobre pour évoquer le sujet. Un projet de route, estimé à plusieurs centaines de millions d’euros, n’est toutefois pas sans difficultés ni assurément viable. ”Techniquement, on est capable de le faire, on a les entreprises, mais pour l’entretenir c’est 5 à 10% du coût de construction”, explique Didier, “ce sont des routes de forêt équatoriale, c’est pas facile, il pleut beaucoup, il y a des trous”. Selon lui, les budgets d’entretien ne sont pas toujours prévus, ce qui entraîne une dégradation rapide des voies. Il pointe également une incohérence avec le tourisme écologique et raisonné à Saül et préconise plutôt un renforcement de la piste de l’aérodrome : “si on renforce cette piste […], avec très peu de moyens d’entretien, [on peut] tripler la capacité d’apport de touristes à Saül, en restant dans cet esprit de tourisme un peu raisonné, […] nos visiteurs sont à la recherche de ça”. En somme, construire des routes, pourquoi pas, mais pas partout et pas systématiquement.
Une solution alternative est à l’étude sur une perspective de long terme: le développement par l’entreprise Flying Whales d’un dirigeable qui pourrait venir en complément de la desserte aérienne à terme. L’entreprise a signé le 15 octobre 2021 un accord de partenariat avec la CTG pour une étude sur une durée de 3 ans. Cet aéronef propulsé à l’hélium, d’une capacité d’emport de 60 tonnes (contre 1,2 tonnes dans les avions de fret actuels), serait utilisé pour des vols de fret avec un chargement et déchargement en vol stationnaire. Un fonctionnement très adapté au territoire guyanais intérieur, difficile d’accès par la terre et bénéficiant d’un vent faible et unidirectionnel. Autre avantage, les installations au sol nécessitent uniquement un hangar d’accueil du dirigeable et une aire d’envol, de quoi éviter une artificialisation du sol. Cette solution, prometteuse, ne viendra toutefois pas remplacer le transport aérien de passagers, comme l’explique Argann Simonin, responsable Guyane chez Flying Whales : “c’est une solution qui doit nous permettre de développer dans le futur un apport multimode car nous on se concentre sur du fret”, “le transport de passagers n’est pour l’instant pas envisagé”. L’aéronef, actuellement en construction dans le nord de l’Aquitaine, doit maintenant obtenir les certifications de sécurité avant d’effectuer son premier vol, prévu pour 2027.
En attendant, les guyanaises et guyanais sont impatients de retrouver une nouvelle compagnie aérienne.