Récit d’un mouvement de grève dans le secteur de l’hôtessariat.
Dans son ouvrage « Où va la France de Macron ? », le sociologue David Muhlmann décrit le passage en France des « luttes ouvrières » centrées sur la grève vers les « mouvements sociaux », brassant plus largement les revendications, réunissant des travailleurs hétéroclites et moins ancrés dans la lutte sur le lieu de travail.
La baisse de conflictualité sur le lieu de travail, observée notamment dans le secteur des services, est notamment due à la structuration des relations de travail et du rapport à l’espace, à l’atomisation du travail, favorisée par le développement des contrats précaires.
Ce phénomène n’est pas sans conséquence sur la mobilisation lors des mouvements sociaux, comme on a pu le voir lors du mouvement pour la défense des retraites lors duquel le secteur des services s’est révélé être l’un des points faibles, pourtant l’un des plus importants de l’économie française en termes d’emplois.
Si les revendications à propos du travail existent belles et bien dans ces métiers, la conflictualité sur le terrain, elle, pêche par son absence ; elle attend pourtant parfois seulement d’être révélée. C’est ce à quoi les salariés de la Philharmonie de Paris se sont attelés en octobre 2022.
Dans cette prestigieuse institution parisienne, plus d’un mois de grèves perlées ont réussi à ébranler le management détaché de la direction, à brandir les projecteurs sur le rôle des agences de sous-traitance mais surtout aux salariés de faire l’expérience du rapport de force et de la puissance collective.
Un an après le début du mouvement, retour sur une grève qui a désarçonné des responsables inhabitués à la contestation dans le business flexibilisé du service d’accueil.
A travers l’expérience d’Hervé*, agent d’accueil licencié, focus sur une histoire riche d’apprentissage sur la capacité de ce secteur à se mobiliser.
Un sous-traitant qui flirte avec le droit du travail
Ce sont souvent des jeunes titulaires de diplômes d’étude supérieure, ou des étudiants employés à temps partiel. Ils sont employés par CityOne, une agence d’hôtes et d’hôtesses qui fournit à la Philharmonie une main-d’œuvre à frais réduits.
Ils reçoivent sur un groupe WhatsApp leurs horaires de la semaine et sont renouvelés, ou non, chaque mois. Ils sont confrontés à toute l’insécurité qu’offre un contrat renouvelable au smic, celui du contrat d’intervention à durée déterminé, forme de contrat d’usage qui permet à l’employeur de le renouveler jusqu’à 17 fois dans le cas des salariés de la Philharmonie, contre une limite de deux pour les CDD classiques. Un contrat normalement circonscrit aux interventions temporaires qui ne devrait pas être utilisé dans le cadre d’une activité durable et permanente. Leurs tickets restaurants sont plafonnés à 3€, leur abonnement Navigo est rarement remboursé et les heures supplémentaires tardent à être payées.
Des salariés qui prennent conscience de leur condition
Pour s’organiser collectivement, les salariés ont tout d’abord su profiter d’un environnement favorable malgré les dynamiques d’uberisation à l’œuvre dans la sous-traitance des agents d’accueil. Avant même le début du conflit avec la direction, les agents ont su s’approprier leur espace de travail et ressentir l’unité de leur équipe. Les lieux sont en effet gardés toute la journée par l’équipe des 12 agents de l’exposition temporaire de la Philharmonie. Ils sont jusqu’à 25 le week-end, le directeur n’est pas sur les lieux, ils ont l’occasion de se rencontrer lors du roulement des binômes, de tester et de confirmer leur solidarité dans leur rapport à la hiérarchie, ainsi que de sentir l’unité de leur condition à travers le port de l’uniforme. Hervé évoque la « bonne ambiance » qui règne sur les lieux et qui a permis par la suite la confiance nécessaire au passage de l’indignation à l’action.
« On discutait pas forcément politique mais c’était déjà politique de se connaître entre salariés »
Cette camaraderie se développe tout au long de la période des présidentielles de 2022, l’occasion pour les agents de partager leurs vues politiques, leur rapport aux institutions, le lien avec leur condition de travail. Aucun d’entre eux n’a auparavant participé à une grève mais l’idée ne les rebute pas.
Une motivation et une conscience collective grandissante
C’est le licenciement d’un collègue qui va faire réaliser l’injustice de leur situation collective aux employés de CityOne, et les lancer dans le mouvement.
Pour un mauvais port de l’uniforme, chaussures bleues au lieu de chaussures noires, dans une période où la Philharmonie des enfants œuvrait au rehaussement du standing, Marc, bénéficiaire en CDI d’un programme de bourse pour les habitants du quartier, est licencié en octobre 2022.
Ses collègues organisent une première journée de grève. Ils seront d’abord seulement cinq à débrayer pour soutenir leur collègue, suffisamment pour marquer l’espace, se faire entendre par les collègues plus que par la direction, et récolter une centaine d’euros. Cette journée de mobilisation chapotée par le représentant syndical de la Philharmonie Christophe Ponce est déjà une belle prouesse.
Cette mobilisation est bien accueillie par la Philharmonie. Elle laisse cependant le groupe CityOne et sa présidente Sophie Pécriaux, purs produits de la flexibilisation macroniste et rarement exposés à la contestation au sein de leurs équipes atomisée, quelque peu interloqués.
A partir de ce moment, au cours de réunions syndicales, de discussions pendant leur pause, ou de verres partagés après le travail, les agents de la Philharmonie des enfants relatent l’expérience injuste de leur camarade aux agents des autres groupes. Les équipes se retrouvent sur leur désaccord avec la direction, leur frustration, leur volonté d’agir. « On discutait pas forcément politique mais c’était déjà politique de se connaître entre salariés » relate Hervé.
Peu de compromis et l'apprentissage du rapport de force
Ils seront 55 intérimaires à participer à la première réunion du comité de base qui se constitue alors. Les syndicats sont présents et proposent un rehaussage des pourcentages des salaires et indemnités mais ces propositions ne sont pas très lisibles pour une jeunesse qui cherche d’abord des moyens concrets de se faire entendre et tient à son autonomie. Les agents savent pourquoi ils sont là, ne votent pas, laissent leur spontanéité légitimer leurs objectifs pour lesquels il manque désormais seulement une stratégie.
« Qu’est-ce qu’une bonne grève ? Occuper l’espace, faire du bruit, pas lâcher sur la ligne, être soudés ».
L’objectif sera de ne rien lâcher avant que la direction ne réponde à l’ensemble des revendications et pour cela d’aller jusqu’à la fermeture des expositions et des concerts, en prenant soin de rendre la lutte visible et de ne pas se laisser séduire par la table des négociations.
La journée de grève suivante sera marquante pour les jeunes salariés. Malgré la réticence de certains face à la possible répression, ils seront une quinzaine d’agents de l’espace d’exposition et de la Philharmonie des enfants à se mobiliser, et plus d’une vingtaine de personnes les rejoignent sur le piquet de grève. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la première fois et cette première fois est marquée par la fermeture de l’exposition alors que l’ensemble des agents rejoignent la mobilisation. Les plus frileux réalisent qu’il est relativement aisé de mettre son corps au service d’une cause collective, qu’il suffit de passer le portique et de rejoindre les autres dans la joie du débrayage. Les agents prennent alors conscience de l’arme qu’ils ont dans les mains.
Certains repartent avec un salaire de grève plus élevé que ce qu’ils auraient empoché pour une journée de travail.
En face d’eux, la direction est désorientée, elle n’a pas encore établi de ligne précise pour contrer un mouvement dont elle n’avait pas pris mesure de l’ampleur et ne répond pas aux attentes des grévistes qui débordent largement les prérequis syndicaux auxquels sont plus habitués les dirigeants.
La Philharmonie a par ailleurs une image de marque à tenir, et les grévistes l’ont bien compris, ils cherchent à atteindre la corde sensible. Ils prennent conscience de leur capacité à agir sur cette image et lors de la journée de grève suivante inondent les visiteurs de milliers de tracts, brandissent des banderoles et instaurent le désordre, si ce n’est le chaos, sur le parvis. Les agents exposent leurs conditions de travail à la file d’attente qui irrigue la caisse de grève.
Selon Hervé, lorsqu’on est « trop triste dans l’ordre il faut être joyeux dans le désordre » et ces journées sont belles et bien joyeuses. On y craque des fumigènes, tire des feux d’artifice, décharge ses slogans contre la direction, sans oublier la “sono” pour chanter « La reine des Neiges » avec les enfants venus assister aux concerts. Hervé retient l’importance de la création d’un univers pour faire émerger ce moment politique. Il souligne aussi la centralité des moyens mis à disposition par le réseau militant, pour fournir l’imprimante, les drapeaux, organiser la caisse de grève.
Au cours de ces trois semaines, les grévistes auront su tenir une ligne forte et refuser tout compromis avec CityOne ou la Philharmonie. Cette ligne, qui a sans doute contribué à accélérer la répression, aura pour autant permis le dédommagement du salarié licencié, le rehaussement de la valeur des tickets restaurants mais surtout permis aux grévistes de garder la main sur le tempo du mouvement, s’autorisant une conflictualité perturbant la hiérarchie.
Une inéluctable répression
Après la grève fortement suivie du 20 novembre, la Philharmonie, avec l’appui de City One, a œuvré à casser le mouvement par la mobilisation de nouveaux personnels, et le doublement des effectifs de sécurité. Une vingtaine d’agents d’accueil de remplacement étaient ainsi, mis à disposition par le sous-traitant, en stand-by dans un salon, dans l’attente d’une possible journée de grève décidée par le comité de base.
Mais pour saper le moral des grévistes, la direction ne s’est pas arrêtée là. Elle ne s’est pas gênée pour utiliser à son avantage l’instabilité des contrats de travail des agents ayant participé au mouvement. Ceux-ci étant renouvelés chaque mois au bon vouloir de City-One, ils se sont vus du jour au lendemain exclus du groupe WhatsApp où sont distribuées les missions d’accueil.
Les salariés non renouvelés ne sont désormais plus les bienvenus dans les locaux de la Philharmonie. Deux semaines après ce licenciement qui ne dit pas son nom, alors qu’il venait seulement chercher une amie à lui, Hervé s’est fait sortir de force des lieux, tandis qu’un autre collègue licencié, muni d’un billet pour le concert du jour, n’a pas pu goûter à l’acoustique de la salle Pierre Boulez.
Deux d’entre eux auraient même leurs photos punaisées dans le PC sécurité de la Philharmonie. Un an après le mouvement, il ne reste à la Philharmonie presque pas d’agents y ayant participé, ayant au gré des mois perdu la faveur des incertains renouvellement.
La facilité avec laquelle la Philharmonie a pu étouffer violemment la contestation montre les limites de la construction de la conflictualité dans le cadre des contrats précaires. Reste ainsi aux licenciés et aux employés actuels la possibilité d’engager la lutte sur le terrain juridique pour faire requalifier leurs contrats d’interventions à durée déterminée en CDI pour tenter de mettre un terme au recours abusif à ce genre de pratique dans les postes qui ne sont pas par nature temporaires.
Reste que malgré cette instabilité d’emploi, les salariés, tout en se formant au militantisme, ont réussi à s’organiser pour dévoiler la conflictualité dans le secteur des services. Secteur qui semble au premier abord moins stratégique pour les mobilisations nationales que celui des transports ou de l’énergie. Pourtant, une grève des personnels d’entretien, d’accueil ou de sécurité peut être toute aussi bloquante dans une économie de service. Et ceci est particulièrement vrai lors des grands évènements touristiques, sportifs et culturels, tels que les JO de Paris en 2024, dont comptent bien profiter les professionnels de la sous-traitance.
*Certains prénoms ont été modifiés