Pour aider à mieux comprendre l’Europe en cette période d’élection, Patrice Obert publie début avril avec Gérard Vernier, ancien fonctionnaire de la Commission européenne, un livre intitulé L’Europe et ses défis aux éditions de l’Harmattan. Le sous-titre de l’ouvrage est « L’émergence d’une puissance continentale ». Dans cet opus, 100 pages sont consacrées à l’histoire de l’Europe et 100 pages aux défis de l’actuelle Union européenne. Derrière cette approche originale, se discernent deux questions majeures : peut-on parler d’un peuple européen ? Que signifie pour l’Europe de s’envisager comme Puissance ?
Parmi les défis que l’Union européenne doit affronter, on trouve la question de la défense, en raison de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les problématiques de l’élargissement, le défi migratoire, les diverses transition (écologique, numérique, démographique et énergétique), l’enjeu des institutions et des ressources et, bien sûr la question sociale. Avec l’accord des auteurs, Débrayage vous livre des extraits du chapitre consacré à ce dernier aspect.
L’Europe peut-elle être autre chose que sociale ? Evidemment non. Car quel sens cela aurait-il de faire l’Europe si on ne la fait pas pour les Européens ? Pour qu’ils bénéficient des droits sociaux fondamentaux et de conditions de vie et de travail décentes ? Pourtant, l’analyse des 60 dernières années apporte la preuve que l’Europe, édifiée à l’origine autour du charbon et de l’acier, puis de l’atome, si elle a su se transformer en Communauté économique européenne en 1957 puis en Union européenne, n’a pas su au fil des traités qui ont marqué son évolution, se muer en une entité davantage tournée vers sa population. De là vient le divorce actuel entre les Européens et l’Union européenne. Cette Europe économique, monétaire, bancaire, budgétaire, encore si peu politique, s’aperçoit soudain qu’elle n’a pas été adoptée par « les gens », qui sont pourtant si impliqués par toutes les décisions prises en son nom. L’Europe sociale, aujourd’hui à peine ébauchée, est perçue comme n’ayant jamais été qu’un élément complémentaire à l’Union économique et monétaire. Telle est, pour beaucoup, la tare de sa naissance. C’est la raison pour laquelle ce défi reste impératif.
Et pourtant, les débuts semblaient prometteurs. Lorsque la première Communauté – celle du charbon et de l’acier (CECA) – a vu le jour en 1951 entre les six Etats membres d’origine, un volet social était incorporé à l’édifice. Il faut dire que les mineurs et les sidérurgistes, chevilles ouvrières de la reconstruction d’après-guerre, représentaient deux catégories de travailleurs politiquement et socialement sensibles. Exposés à des coups de grisou meurtriers – mais malheureusement fréquents – les mineurs restaient tributaires d’une épée de Damoclès très spécifique à leur profession : la silicose, une maladie chronique due à l’inhalation de poussières de charbon et à l’origine d’une scarification des poumons. C’est ainsi qu’ont été posés les premiers jalons d’une action en matière de santé et de sécurité au travail à l’échelle européenne.
Par ailleurs, la CECA a participé au financement de la construction de maisons et de logements ouvriers grâce à des fonds provenant d’emprunts spéciaux. Comme on peut le constater, l’idée de recourir à l’emprunt pour alimenter les ressources communautaires n’est pas une innovation liée aux retombées de la crise du coronavirus : le dispositif était déjà à l’œuvre dans les années 50.
Chronologiquement, un premier pas important a été franchi en 1961, avec la signature d’une « Charte sociale européenne », sous l’égide du Conseil de l’Europe – qui, rappelons-le, est une enceinte différente des Communautés européennes, dont elle a même précédé l’existence. Ayant cet antécédent à l’esprit mais préférant doter l’UE d’un outil de référence spécifique, les chefs d’Etat ou de gouvernement de l’Union, réunis à Strasbourg en décembre 1989, ont adopté une « Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ». Ce document fixe les grands principes sur lesquels se fonde le modèle européen du droit du travail dans des domaines tels que l’emploi et les rémunérations, la protection sociale, la formation professionnelle ou l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes…
Ainsi, au plus haut niveau, deux « sommets sociaux » réunissant non seulement les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres et des représentants des institutions de l’UE mais aussi des partenaires sociaux ont favorisé quelques avancées.
Le premier, qui s’est tenu à Göteborg (Suède), en novembre 2017, a permis l’adoption d’un « socle européen des droits sociaux ». Bien que dépourvu de valeur juridique contraignante, cet instrument a été conçu dans le but de définir un cadre commun pour les droits sociaux des citoyens en guise de relance d’une Europe sociale. Il définit un ensemble de vingt principes en vue de garantir le bon fonctionnement du marché du travail et des systèmes de protection sociale au sein de l’UE. Parmi les domaines couverts à ce titre, on citera l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie, l’égalité des chances (notamment face au problème du racisme), le soutien actif à l’emploi, le dialogue social et la participation des travailleurs, l’instauration d’un revenu minimum ou l’inclusion des personnes handicapées.
Le second sommet s’est réuni à Porto (Portugal) en mai 2021, suivant de peu un plan d’action présenté par la Commission européenne en mars 2021 pour la mise en œuvre du « socle européen » défini à Göteborg quatre ans auparavant. A l’issue de la réunion, une « déclaration » a été solennellement adoptée. Celle-ci souligne en particulier la priorité accordée au passage de la protection des emplois à leur création, avec un rôle déterminant attendu des PME. Dans cette perspective, l’accent est mis sur l’éducation et le développement des compétences, la réduction des inégalités, la lutte contre l’exclusion sociale et la pauvreté ainsi que les discriminations au détriment des femmes. Les mesures destinées à soutenir les jeunes feront également l’objet d’une attention particulière pour devenir le vecteur de la relance verte et numérique – un thème récurrent, comme on le sait, dans les récentes proclamations de l’UE.
Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques exemples peuvent être évoqués quant aux « réalisations concrètes » chères à Robert Schuman. (suivent trois illustrations relatives à la réglementation des travailleurs détachés, au salaire minimum et aux travailleurs des plateformes)…
Cela étant rappelé, l’Europe sociale donne aujourd’hui le sentiment d’être à peine ébauchée et l’Union reste, sinon une non-Europe sociale, du moins un parent pauvre de la construction européenne. Comme toujours avec l’Europe, le sujet est compliqué. Comment en effet vouloir parler d’Europe sociale quand on prend acte de deux éléments : d’une part, la compétence sociale appartient aux Etats, et non à l’Union ; ceci explique que, souvent, au lieu de procéder par une législation européenne contraignante, le Conseil, sur la base de propositions de la Commission, se limite à formuler des « recommandations » à l’intention des Etats membres ; d’autre part, coexistent de fait en Europe plusieurs modèles sociaux. Notre Europe/Institut Jacques Delors (1) en avait identifié quatre : le modèle anglo-saxon, le méditerranéen, le continental et le nordique. On note toutefois que l’ensemble des pays d’Europe se caractérisent, par rapport au reste du monde, par un certain modèle social européen composé de salaires moyens conséquents, d’un niveau de dépenses sociales élevé et d’un droit du travail relativement protecteur.
C’est dans ce contexte que des éléments de politique sociale se sont mis en place autour de deux orientations : tout d’abord, l’Europe se construisant autour de la promotion de la liberté de circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes, le volet social avait comme visée d’accompagner cette libéralisation des échanges en limitant la concurrence déloyale. Ainsi, si la concurrence était acceptée en matière de salaires, en revanche elle était réprouvée en matière de conditions de travail, ce qui a donné lieu à l’harmonisation de certaines législations et à la production de règles minimales en matière de droit du travail. Ensuite, s’agissant d’une compétence nationale, la Commission se bornait à proposer des critères très généraux que les Etats membres étaient invités à mettre en œuvre dans leur propre politique sociale, par exemple en matière de retraite, à savoir l’adéquation, la viabilité et la sûreté. Par ailleurs, la politique agricole commune et les Fonds structurels (2) étaient censés jouer un rôle de stabilisation et de convergence sociale.
Une non-Europe sociale ne posait pas trop de problème tant que l’Europe était homogène, ce qui a cessé d’être le cas après les élargissements des années 2004/2007 et tant que la crise économique n’avait pas produit d’effets dévastateurs se traduisant par une montée importante du chômage, des délocalisations, un recours massif à la flexibilité et aux contrats à durée indéterminée (CDI), une baisse des salaires et une dégradation des conditions de travail. Dans cet ensemble économique resserré de la zone euro, la dimension sociale s’est avérée être la variable d’ajustement de l’économie, les autres variables (variation du taux de change et mise en place de stabilisateurs automatiques) n’étant plus maitrisables par les Etats. L’Union économique et monétaire (UEM) a finalement abouti à doper le dumping social à l’intérieur de l’Europe, résultat en quelque sorte opposé à celui qu’aurait cherché à atteindre une construction européenne qui se serait voulue réellement au service des populations.
Il est donc apparu nécessaire de bâtir des outils pour répondre à deux urgences : une urgence économique, car il devenait indispensable d’améliorer le fonctionnement de l’UEM et de réduire les chocs entre les économies ; une urgence politique, compte tenu de la chute de confiance ressentie par les opinions publiques et des risques de tension entre Ouest et Est/ Nord et Sud.
(sont ensuite évoquées les mesures prises dans les années 2012/2015 : Pacte pour la croissance et l’emploi, augmentation du capital de la Banque Européenne d’investissement, phase pilote des project bonds (emprunts obligataires), « paquet investissements sociaux » de février 2013 traduisant un changement d’orientation en formulant vis-à-vis des Etats membres des orientations plus globales et en prenant en compte les différences existant entre eux).
Par ailleurs, les différents accords internationaux conclus par l’UE incluent désormais de plus en plus de clauses destinées à défendre les intérêts des travailleurs européens (Voir ci-dessous la coopération internationale pour le développement)
Au terme de ce survol de la dimension sociale de la construction européenne, on peut faire état de trois constatations.
D’une part, comme évoqué à plusieurs reprises, la responsabilité éminente reconnue aux Etats membres en la matière – ce qui vaut aussi, par exemple, pour la fiscalité – limite la marge d’action de l’Union en tant que telle. Mais cela ne fait que valoriser les tâches d’harmonisation et de coordination auxquelles elle est invitée par les traités.
D’autre part, lorsque, précisément, elle est sollicitée et qu’elle intervient, l’approche qu’elle promeut se caractérise par des touches successives qui, au fil du temps, s’infiltrent dans les interstices d’une harmonisation parfois incomplète avec une vertu de levain.
Malgré les outils mis en place, on doit toutefois constater que la logique de fond n’a pas changé. Le volet social reste un accompagnement du volet économique, même si, compte tenu de l’ampleur de la crise économique, il a gagné en crédibilité et en moyens. La vision d’une vraie Europe sociale chère à Jacques Delors est encore loin d’être atteinte et l’Europe de la solidarité reste à édifier.
L’Europe et ses défis – Ed Harmattant , 22€ – Extraits de Patrice Obert et Gérard Vernier
(1) Dans sa note « une dimension sociale pour l’UEM : pourquoi et comment ? », septembre 2013. s
(2) On compte plusieurs Fonds européens tels que, dans le domaine spécifiquement social, le FSE ( Fonds social européen) ou le FEAD (Fonds européen d’aide aux plus démunis). Ils s’ajoutent à une vaste panoplie comprenant, par exemple, le FEDER (Fonds européen de développement régional), le FEADER ( Fonds européen agricole pour le développement rural) et le FEAMP ( Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche). Ces Fonds ont représenté pour la France entre 2007 et 2013 des transferts équivalant à 38,8 milliards d’€