Mathias Gokalp nous fait pénétrer dans l’usine de production Citroën de la Porte de Choisy à la fin des années 60. On pourrait penser à un film historique, loin de notre réalité. Pourtant, il fait écho à la réalité du travail et du conflit social aujourd’hui, résonnant de fait avec l’actualité.
“L’Etabli”: c’est le nom donné à la fin des années 60 à un mouvement de militants maoïstes majoritairement composé « d’intellectuels ». Ces derniers quittent leur situation pour “s’établir” au sein des usines françaises afin de fomenter la Révolution au côté des ouvriers. Robert Linhart fut l’un d’eux et publia un ouvrage 10 ans après son expérience. C’est son récit qui sert de base à cette adaptation cinématographique.
La lutte des classes à l’écran
Contrairement à l’œuvre dépouillée de Linhart centrée sur l’usine, Mathias Gokalp incorpore dans son film des scènes de vie familiale fantasmée et des éléments d’intrigue romancés. Cependant, le film n’oublie jamais son objectif : montrer à l’image la lutte des classes et la dureté de la vie à l’usine.
Alors que notre économie est en grande partie “tertiarisée”, cette réalité de l’usine peut sembler folklorique. Pourtant, elle est toujours d’actualité et c’est là le succès du film: la voix off de Swann Arlaud reprend des passages du livre de Robert Linhart pour énoncer la difficulté de la cadence et la pression que l’usine exerce sur les corps.
Certes, le rapport de force entre contremaître et ouvrier a évolué et les méthodes de management ont changé. Théoriquement, un contremaître ne peut plus ostensiblement insulter ou porter atteinte à l’intégrité d’un salarié, mais le management d’aujourd’hui n’est pas sans faille. On peut même penser que la cadence de la ligne de production dans l’établi, n’est autre que notre recherche de productivité aujourd’hui, une productivité qui a envahi l’ensemble de la société jusqu’aux services publics.
La forme a évolué mais le fond reste le même : la pression exercée sur les salariés, le management par la peur, la mise en concurrence des salariés, le mépris des ouvriers,… les insultes ne sont plus de mise mais les méthodes restent violentes.
“Dans l’usine les contremaîtres sont là pour vous rappeler ce qu’est la lutte des classes”. Voilà comment Robert Linhart résume le rapport de force à l’intérieur de l’usine.
Un passé pas si lointain
Mathias Gokalp met en scène l’usine comme un monstre qui engloutit les hommes et en rejette une pâle copie quelques heures plus tard. Les journées sont longues et harassantes, le bruit est assourdissant et permanent, la cadence est effrénée. Toutes les dérives décrites en son sein font malheureusement toujours écho aux conditions de travail actuelles.
Certaines scènes semblent étrangement même familières. Le peu de temps de pause pour aller aux toilettes, rappelle les scandales chez Amazon et des salariés qui devaient utiliser des bouteilles plastiques pour leurs besoins. On pense également à la minimisation constante des accidents du travail alors qu’aujourd’hui en France, on meurt toujours au travail (près de 2 personnes chaque jour).
Mathias Gokalp montre d’autres dérives de l’époque dans son film comme la discrimination à l’embauche ou les inégalités salariales femmes/hommes, des thématiques qui restent aujourd’hui des problématiques actuelles dans les entreprises.
La solidarité et l’espoir comme moteur
L’Etabli de Mathias Gokalp surjoue quelque peu l’idée du transfuge de classe et le malaise entre Robert Linhart, ancien étudiant agrégé de philosophie, et ses camarades, souvent analphabètes ou immigrés. Dans l’œuvre originale, Linhart rappelle qu’il y a une absence d’étonnement de la part de ses collègues lors de son entrée à l’usine, du fait que chaque ouvrier a une histoire singulière.
A l’heure de la bataille contre la réforme des retraites, on voit de belles solidarités se mettre en place entre étudiants et ouvriers, à l’image d’étudiants aidant les éboueurs à tenir le piquet de grève à Ivry qui peuvent faire penser à la démarche des établis des années 60.
Plus que l’origine des salariés, l’entraide entre pôles contestataires est certainement la chose la plus importante dans la mobilisation. La lutte ne doit pas regarder le parcours de ses membres mais se concentrer sur leurs objectifs et leur capacité à aider ceux qui subissent l’oppression. C’est certainement pour cela que Robert Linhart fut totalement accepté au sein des ouvriers de chez Citroën.
Le conflit social : ce conflit asymétrique
Outre les conditions de travail, ce sont bien le conflit social et la lutte qui sont retranscrites à l’écran. Les ouvriers doivent se battre pour conserver le moindre acquis social que le directeur de l’usine se donne le droit de menacer sur l’autel de la productivité.
Face à l’intransigeance de la direction, la solidarité et l’entraide entre travailleurs et travailleuses permettent le rapport de force avec un mot d’ordre: le respect de la dignité de chacun.
Le film “L’établi” rappelle aussi que face à la solidarité et la mobilisation, les stratégies du patronat sont vieilles comme le monde. Tentatives de monter les salariés les uns contre les autres, pressions sur des éléments plus fragiles, fausses négociations pour pouvoir dénoncer un mouvement sourd au dialogue, faire patienter et laisser le coût de la grève effriter le mouvement: le conflit social, un éternel David contre Goliath en somme.
Finalement, sans romantiser la lutte, L’Établi arrive malgré quelques écueils, à rendre un bel hommage au classique de Robert Linhart. C’est une caisse de résonance évidente à la situation et au contexte social actuels de notre pays. Et si contrairement à nous vous y voyez un document classé appartenant au passé, des témoignages récents sur la vie à l’usine comme l’excellent livre de Joseph Ponthus, A la ligne, sauront vous prouver l’inverse.